La grogne sociale commence à animer les nuits de certains quartiers populaires, comme Douar Hicher, et à pousser des marchands de légumes ambulants à se donner la mort sur fond de restrictions municipales sur les étals anarchiques. D’autres scènes d’hystérie collective sont observées devant les points de distribution des produits alimentaires de première nécessité qui connaissent des pénuries régulières. Sans oublier la flambée des prix qui frappe la viande rouge, devenue un produit de luxe, et la disparition de la viande blanche des étals.
Le président de la République pointe du doigt les spéculateurs en premier, mais ils ne sont pas seuls responsables de tous les troubles d’approvisionnement des marchés. L’Etat aussi n’arrive plus à respecter ses engagements, il ne peut plus payer les produits de grande consommation qu’il importe, tout comme les carburants, dont les prix sont emportés par les cours mondiaux qui atteignent des records. C’est dans ce contexte inflammable que le gouvernement Bouden mène ses négociations avec le FMI pour l’acquisition d’un prêt on ne peut plus urgent. Sauf que parmi les conditions de l’accord, objet des négociations, la levée de la compensation et l’application des prix réels. Un suicide politique et un soulèvement populaire garantis. C’est la majorité des Tunisiens qui ne pourra plus manger à sa faim.
Déjà, selon une étude du FTDES, publiée en avril 2022, la pauvreté a touché plus de quatre millions de Tunisiens, sur une population totale de près de 12 millions. Combien seront-ils quand la compensation sera levée ? Une question jamais résolue alors que pouvoirs publics et organisations syndicales sont convaincus que la compensation doit être mieux distribuée au bénéfice des ayants droits et non à toute la population sans distinction entre les pauvres et les riches.
C’est Noureddine Taboubi qui mettra des chiffres sur les mots : « 80% des Tunisiens ont aujourd’hui besoin de subventions », affirme-t-il en marge du forum syndical continental pour la zone de libre-échange africaine (Tunis, 26 septembre 2022). Et Taboubi de révéler que « l’Etat est responsable de la pénurie de certains produits de première nécessité importés parce qu’il n’a plus les moyens de les acheter ». C’est la vérité amère qui, d’un côté, explique le pourquoi de l’intention du gouvernement Bouden de supprimer (progressivement) la compensation –elle a déjà commencé à la pompe pour les carburants – et, de l’autre, tire la sonnette d’alarme sur le niveau de pauvreté que pourrait atteindre la population tunisienne dans les mois à venir. Des mois difficiles attendent le monde entier avec l’avènement de l’hiver à cause de la guerre en Ukraine et ses conséquences de dimension mondiale en termes de crise énergétique, d’insécurité alimentaire et de réveil d’anciennes tensions comme la crise taïwanaise et le conflit Arménie-Azerbaïdjan.
La Tunisie subira inévitablement directement et indirectement les contrecoups des nouvelles augmentations prévues des cours mondiaux. Dans son dernier rapport intermédiaire sur les perspectives économiques mondiales, publié lundi 26 septembre 2022, l’OCDE revoit à la baisse sa prévision de croissance du PIB mondial (2,2% en 2023 avec un recul de – 0,6% par rapport à juin dernier). Tout en sachant qu’en cas de poursuite de la guerre et d’exacerbation du conflit armé, tous les indicateurs devront se dégrader, indique le rapport en ce qui concerne les pertes de production, le renchérissement des matières premières et les risques de pénurie énergétique. « La guerre en Ukraine pèse fortement sur l’économie mondiale et plus particulièrement sur l’Europe », souligne encore l’OCDE.
Dans ce contexte de bouleversement sécuritaire et économique mondial, les citoyens tunisiens naviguent à vue. Aucun responsable politique n’a pris la peine de prendre la parole et d’expliquer aux Tunisiens ce qui se passe, ce qui nous menace et comment nous pourrons y faire face. Il faut admettre que le climat de tension n’est pas propice aux échanges. Si d’un côté, les dirigeants politiques s’enferment dans le mutisme et se murent dans leurs bureaux, de l’autre, et il faut l’admettre, tout ce qui vient de la présidence de la République, du gouvernement et des responsables nommés par Kaïs Saïed est accueilli par des salves de critiques les unes plus acerbes que les autres. L’opposition ne ménage aucun effort pour humilier et rabaisser le président et la Cheffe du gouvernement. C’est de la liberté d’expression, paraît-il. Il n’empêche que le gouvernement doit communiquer, le chef de l’Etat doit s’adresser au peuple, ils doivent expliquer et rassurer, c’est leur tâche, leur responsabilité, leur devoir de dirigeant élu ou désigné.
En attendant, ils devront trouver des solutions aux prix à la consommation qui ne cessent de grimper et débusquer les spéculateurs qui profitent de la misère des autres pour se remplir les poches. Nous risquons d’avoir froid cet hiver et peut-être faim aussi si la guerre en Ukraine va aller jusqu’au bout des menaces du président russe. Poutine qui a décrété la mobilisation partielle menace d’utiliser des armes nucléaires en réaction à la militarisation de l’Ukraine par l’Occident. Espérons que la sagesse regagnera les esprits et que le dialogue retrouvera le chemin des belligérants et de la paix.
Ici, sous nos cieux, on se prépare à un nouveau scrutin à deux tours décidé par Kaïs Saïed. Certes, il est indispensable de rétablir les institutions constitutionnelles et de manière démocratique, mais seront-elles reconnues par les Tunisiens quand une bonne partie de la classe politique refuse d’y participer en tant que candidats et électeurs ? Et est-ce le bon timing quand les familles tunisiennes sont préoccupées par leur dur quotidien, par le sombre avenir de leurs enfants et par les dizaines de jeunes qui fuient la réalité de leur pays, soit en prenant clandestinement le large soit en se suicidant ? Kaïs Saïed a choisi d’appréhender le processus du 25 juillet par son côté politique. Le gouvernement Bouden, quant à lui, fait ce qu’il peut avec les moyens du bord.
Il ne sera pas étonnant que le volet économique ait le dernier mot avec les jours difficiles qui s’annoncent.
70