Quelques jours après l’annonce des résultats du premier tour de la Présidentielle, c’est toujours la course au palais de Carthage qui attire l’attention des commentateurs, des responsables politiques comme dans les conversations de simples citoyens. Cet intérêt est d’autant plus important que les protagonistes du second tour, Kaïs Saïed et Nabil Karoui, sont deux nouveaux arrivants dans le paysage politique national. Certes, il s’agit de personnalités publiques que les Tunisiens connaissent, l’un pour ses interventions sur les questions de la Constitution et de la démocratie, l’autre pour sa chaîne de télévision, Nessma, et les activités de son association « Khalil Tounes » créée à la disparition de son fils. Or, ce n’est que récemment qu’ils se sont engagés dans la vie politique et les résultats des urnes leur ont permis l’accès au second tour avec les scores qu’on connaît.
Si dans un premier temps, l’intérêt à la Présidentielle, y compris après l’annonce des résultats du premier tour, était pour les nouveaux arrivants peu connus sur la scène politique par les électeurs, cet intérêt s’est poursuivi et domine le débat public depuis quelques jours, car les deux candidats suscitent questionnements, interrogations et inquiétudes. Ces inquiétudes s’expliquent par le fait qu’un candidat, Nabil Karoui, est en prison et ne peut par conséquent s’exprimer librement et le second, Kaïs Saïed, évite les médias et reste aujourd’hui avare de déclarations sur ses projets et ses choix politiques.
Ce focus sur l’élection présidentielle est en train de prendre le pas sur les élections législatives qui risquent de passer par pertes et profits. Plusieurs signes ne trompent pas et montrent la marginalisation de ces élections, pourtant essentielles pour l’avenir de notre pays et nos grands choix de société. Ainsi, des amis engagés dans les élections législatives me racontent que lors de leurs tournées pour faire connaître leurs listes sur les marchés et dans les cafés, le public et les gens rencontrés ne posaient des questions que sur les qualifiés pour le second tour de la Présidentielle et chacun cherchait à savoir lequel des deux candidats ils soutiendraient ! Les Législatives, que nenni ! Personne ne veut en entendre parler.
La marginalisation des élections législatives s’observe également auprès des cyber-citoyens. En effet, l’analyse des chiffres publiés par les moteurs de recherche depuis quelques jours montre que la Présidentielle suscite l’intérêt des lecteurs et que les recherches sur cette question dépassent largement les élections législatives qui suscitent peu d’intérêt.
Cette indifférence trouve une partie de son explication dans la profusion de listes et de candidats. Ainsi, si pour l’élection présidentielle nous n’avions que 26 candidats en lice, ce ne sont pas moins de 1503 listes et 15 737 candidats qui sont en compétition pour les 217 postes de députés. Cette abondance entre les listes des partis, les listes indépendantes et les coalitions avec parfois des programmes relativement proches rend le choix, y compris pour les initiés, difficile et explique en partie cette perte d’intérêt pour ces élections.
Ces élections législatives semblent sacrifiées par le renversement du calendrier électoral suite à la disparition de l’ancien président Béji Caïd Essebsi, les interrogations et les inquiétudes, voire même les peurs suscitées par les candidats arrivés au second tour et la profusion de listes et de candidats à ces élections. Et, pourtant, ces élections ont une importance capitale, car ce sont les vainqueurs qui décideront de l’avenir de notre pays et de nos grands choix politiques et économiques. Certes, le président de la République dispose d’une importance politique et symbolique dans notre dispositif constitutionnel dans la mesure où il est élu au suffrage universel, mais ses prérogatives sont limitées au respect de la Constitution, la diplomatie et la sécurité. Ce sont les partis politiques vainqueurs des élections législatives qui vont désigner la coalition gouvernementale amenée à diriger notre pays et à faire les grands choix politiques, économiques et sociaux.
Ainsi, ces élections nous mettent-elles en face du caractère paradoxal de notre système politique et cette ambivalence d’un Exécutif à double tête ! D’ailleurs, cette organisation des pouvoirs est à l’origine des crises à répétition que nous avons vécues au cours des trois dernières années et de ces conflits qui ont empoisonné la vie politique et pesé sur la stabilité de notre système.
Certes, nous ne sommes pas en train de découvrir la complexité de ce système et les crises potentielles qu’il pourrait susciter. Plusieurs juristes de renom ont souligné que l’équilibre est difficile à trouver entre les différents pouvoirs. Mais, rappelons que cette Constitution a été rédigée à un moment où nous sortions d’un régime présidentiel qui s’est transformé progressivement en une dictature autoritaire ayant pesé sur l’histoire de notre pays des décennies durant. Cette expérience est à l’origine du rejet du présidentialisme par nos constituants. Mais, en même temps, il est difficile de passer au régime parlementaire comme le suggéraient certains pour éviter l’instabilité chronique de ce système politique. Cette double contrainte nous a fait évoluer vers un système hybride dont on a commencé à connaître les limites avec les conflits incessants entre les deux têtes de l’Exécutif.
Ce dispositif constitutionnel explique le poids important de la Présidentielle, en dépit des prérogatives limitées du président de la République, de la grande marginalisation des Législatives et de leur importance dans la définition de nos grands choix politiques et économiques. Espérons que malgré la confusion actuelle, le débat sur les Législatives retrouvera sa place, ce qui permettra à notre démocratie naissante de retrouver une partie de son équilibre !