Par Peter Cross (de Londres pour Réalités)
On aurait presque pu l’oublier, Tony Blair. Ou en tout cas se rassurer que, plus de dix ans après sa désastreuse aventure en Irak, il se contraindrait à une discrétion contrite sur tout ce qui a trait au monde arabe. Rien de tout cela. Mercredi dernier, l’ancien Premier ministre britannique a choisi le siège européen de Bloomberg, l’agence de presse américaine spécialisée dans le monde des affaires, pour prononcer un discours intitulé « Pourquoi le Moyen Orient est important » dans lequel il a exhorté les pays occidentaux à mettre de côté leurs divergences avec la Russie et la Chine pour combattre l’islamisme radical, qualifié de « menace majeure pour la sécurité internationale au XXIe siècle ». Selon l’ancien chef du gouvernement britannique, les activités des islamistes au Proche-Orient, mais aussi au Pakistan, en Afghanistan et au Maghreb, nécessiteraient une attention « immédiate et universelle ».
Reporter vétéran de The Independent, pour lequel il a largement documenté la destruction de l’Irak et l’émergence de courants extrémistes suite à l’invasion américano-britannique, Patrick Cockburn n’a pas de mots assez durs pour Blair :
Ses affirmations sont si bizarres que ce discours devrait le disqualifier à tout jamais en tant que commentateur sérieux sur le Moyen-Orient. En le lisant, il me rappelait le personnage de M. Vladimir dans « l’Agent Secret » de Joseph Conrad, un diplomate qui se veut expert sur les mouvements révolutionnaires : « Il confondait causes et effets, les propagandistes les plus distingués avec des lanceurs de bombes impulsifs, voyait de l’organisation là où, par la nature des choses, il ne pouvait y en avoir. »
[ … ]
Dans l’ensemble, Blair semble avoir gobé la ligne officielle de l’Arabie Saoudite et ses alliés du Golfe que désormais il régurgite, bien qu’à aucun moment il ne cite une de ces monarchies. Contre toute évidence, les Frères musulmans sont qualifiés d’organisation terroriste. Des mouvements chiites comme le Hezbollah sont censés être les créatures dociles de l’Iran. Blair semble faire sien la théorie du complot sunnite qui cherche à délégitimer les mouvements chiites en Irak, en Syrie, au Bahreïn, au Liban et au Yémen en les qualifiant de « Safavides » et de pions de l’Iran sans intérêts propres à défendre.
En lisant le discours de Blair, je n’arrivais pas à croire qu’il allait conclure en proposant les monarchies absolues du Golfe – parmi les pays les plus autoritaires et corrompus au monde – comme modèles pour le reste du monde islamique. Mais c’est exactement ce qu’il fait, lorsqu’il conseille au pays occidentaux de rester fidèles à nos alliés « que ce soit en Jordanie ou dans le Golfe, qui défendent les valeurs de tolérance religieuse et une économie ouverte et fondée sur des règles, et combattent les forces réactionnaires sous la forme de l’Iran ou des Frères musulmans ; nous devrions leur apporter notre aide. »
Quel curieux destin pour l’homme qui prétend avoir tenté en tant que Premier ministre de moderniser la Grande Bretagne et le Parti travailliste, que de se retrouver en fin de carrière en train de chanter les louanges de ces états ultraréactionnaires. Au cours des derniers mois, l’Arabie Saoudite a criminalisé quasiment toute forme de dissidence, la monarchie sunnite de Bahreïn a écrasé les manifestations démocratiques de la majorité chiite, et le Qatar a condamné un homme à 15 ans de prison pour avoir écrit un poème critiquant l’émir.
En fait, Blair se trouve – une fois de plus – sur le même terrain que son successeur conservateur. Selon The Guardian :
David Cameron vient de commander une enquête officielle sur les Frères musulmans qui devra se baser sur les évaluations du MI5 et du MI6.[ … ]
Downing Street a demandé à Sir John Jenkins, l’ambassadeur britannique en Arabie saoudite, d’élaborer un rapport sur « la philosophie et les valeurs des Frères musulmans et leurs liens présumés avec l’extrémisme et la violence. »[ … ] Un rôle clé sera également joué par Sir John Sawers, l’actuel chef du Secret Intelligence Service (MI6), qui a été ambassadeur britannique en Égypte entre 2001-03. Sawers, qui avait déjà occupé le poste de conseiller pour les affaires étrangères de Tony Blair lorsqu’il était Premier ministre, avait des contacts étroits avec le régime de l’ancien président Hosni Moubarak.
On soupçonne déjà les motivations de Downing Street. Pour le Huffington Post, David Hearst les rend un peu plus explicites :
La décision de David Cameron d’enquêter sur les allégations que les Frères musulmans auraient organisé des actes terroristes en Égypte à partir de la Grande-Bretagne n’est pas tombée du ciel. Depuis des mois, les monarchies du Golfe, qui avaient préparé et financé le coup d’État militaire en Égypte, font pression sur le gouvernement britannique de faire en sorte que Londres ne serve plus d’espace de libre expression pour les dissidents de la diaspora arabe.
[ … ]
L’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont de quoi convaincre un gouvernement britannique soucieux de préserver sa position de premier fournisseur d’armes dans le Golfe. BAE Systems a signé en février un accord avec l’Arabie Saoudite pour 72 avions Eurofighter Typhoon, au prix estimé de 4,4 milliards de dollars. [ … ] En novembre dernier, les Émirats arabes unis avaient demandé au gouvernement britannique de fermer la chaîne satellite Al-Hiwar, basée à Londres […]. On les a informées que ce n’était pas du ressort des politiques, mais plutôt de l’agence de régulation. Un mois plus tard, BAE Systems a perdu un contrat pour 60 avions Typhoon, qui valait jusqu’à dix milliards de dollars.
Mais laissons à un autre chroniqueur vedette de The Independent, Robert Fisk, le soin d’extrapoler, avec le ton sarcastique qu’on lui connaît, à l’échelle de toute la région :
Les talibans ne sont pas plus sur le point de prendre le contrôle en Afghanistan qu’Al- Qaïda ne l’est en Syrie ou en Irak, ou que les Frères musulmans l’ont été en Égypte. Ce n’est pas demain que « l’islamisme » transformera notre Moyen-Orient arabo-musulman bien-aimé en califat.
Voyons ce qui se passe à travers la région. [ … ] En Afghanistan, les seigneurs de guerre ne sont pas particulièrement inquiets à cause des talibans. [ … ] Par contre, ils craignent que les dollars cessent de couler. [ … ] Aussi devront-ils se tourner vers le commerce de drogue, le blanchiment d’argent et le trafic d’armes à grande échelle. [ … ]
En Irak, des mafiosi contrôlent déjà le port de Bassora et la quasi-totalité de la production de pétrole du sud du pays. Le gouvernement d’al-Maliki a été qualifié de « kleptocratie institutionnalisée » par un de ses propres ministres. [ … ]
En Syrie, la guerre civile est financée par le Qatar et l’Arabie saoudite, par la Libye et par Moscou et par Téhéran et, lorsque cela arrange leurs intérêts. [ … ]
Et enfin regardez un peu l’Égypte. Le récit que nous sommes censés gober est celui d’une armée, bienveillante bien qu’un poil despotique, ayant sauvé le pays de tomber sous la coupe les islamistes. Comment le président Mohamed Morsi – dont le sens pratique de la gouvernance s’est avéré à peu près aussi nul que celui du général égyptien moyen – allait transformer l’Égypte en califat reste un mystère …
[ … ] La véritable contre-révolution en Égypte n’a pas été le renversement de ce pauvre imbécile de Morsi, mais ce qui l’a suivi : le rétablissement par l’armée de ses énormes avantages financiers, ses centres commerciaux, biens immobiliers et investissements bancaires, qui rapportent des milliards de dollars pour l’élite militaire du pays – une élite dont les relations d’affaires sont désormais constitutionnellement à l’abri des regards indiscrets de tout gouvernement égyptien démocratiquement élu. [ … ]
Tout cela pour dire que le Moyen Orient auquel nous aurons affaire à l’avenir […] ne sera pas un ensemble de califats violents : un Irakistan et un Syriastan et un Egyptstan. Non, il y aura un nom unique qui conviendra très bien à presque tous les États de la région, unis comme ils ne l’ont jamais été depuis la chute de l’Empire ottoman.
[ … ] Notre ennemi n’est pas – prenez-en note, M. Cameron – la terreur, encore la terreur, toujours la terreur. C’est l’argent, encore l’argent, toujours l’argent. L’argent sale.
Car ce nouveau monde aura pour nom Mafiastan.
P.C.