Dans ses mémoires «L’aurore vient du fond du ciel», le grand écrivain français Maurice Druon (1918-2009) nous donne des «armes» pour observer plus finement ce que l’on désigne quand on parle de l’«histoire tragique comparée». Citant Édouard Daladier (1884 – 1970), président du Conseil des ministres français (10 avril 1938 – 20 mars 1940), il le décrit comme «le plus triste triomphateur qu’on ait vu depuis bien des siècles» (p.270). En m’arrêtant devant cette description, j’ai directement pensé à Rached Ghannouchi quand, dans l’avion qui le ramenait de son exil doré et qui se posa sur l’aérodrome de Tunis-Carthage, il vit la foule qui l’attendait, il crut d’abord qu’elle était venue pour le huer. Quand il s’aperçut qu’elle était là pour l’acclamer, il murmura, certainement, dans son for intérieur : «Quels cons» ! Dans les livres, la vérité existe parfois. En vérité, les Tunisiens, depuis ce jour-là, avaient bien les dirigeants qu’ils méritent. Prêts encore pour avaler la honte, quand ils ont quelque profit à tirer de l’humiliation. Mais rares sont ceux qui savaient assez d’histoire politique, et l’histoire tout court, pour se rendre compte que ces sortes de démissions ne font que favoriser le malheur. Si, comme veulent nous le faire croire les braillards de notre temps, «la révolution a échoué», je n’aurai rien à regretter. Mais si, comme je le crois, la volonté populaire de réaliser les aspirations légitimes est encore vive, j’ai la conviction de devoir faire ce qu’il faut pour servir encore mon peuple. «Je remisai ma belle impatience guerrière (intellectuelle), conscient que je n’aurais guère à attendre pour qu’elle resservît», écrivait Maurice Druan. À force de semer des idioties à pleines mains, de provoquer des délires d’enthousiasme sans pensée, de lancer des mots d’esprit de charlatan au lieu d’idées nettes et précises, nous voilà arrivés au bout du gouffre. La situation catastrophique en dit long sur l’amateurisme et la désinvolture de ceux qui nous gouvernent depuis plus d’une décennie. Ils ne savent pas ce qu’ils font. En plus, ils le font mal. Ils courent aveuglément à leur perte en chantant, les poches pleines, aussi inconscients du danger que l’équipage du Titanic avant la collision avec l’iceberg. Il faut avoir une imagination débordante ou faire preuve d’une dose élevée de mauvaise foi, ou les deux en même temps, pour continuer à affirmer le contraire. Le troupeau des «médias de service» ne déçoit pas: on ne peut que constater le gouffre séparant le traitement de la crise et ses retombées. La situation est très critique, et il est désormais impossible de l’ignorer. Les rapports économiques et sociaux se succèdent, dans une sorte d’accumulation cauchemardesque, pour dire la gravité des menaces, leur étendue, l’irréversibilité des dommages et événements extrêmes qui se multiplient sur un rythme endiablé. Les inégalités se sont creusées, la pauvreté s’est accentuée, les pathologies sociales ont explosé. Il fallait être bien déconnecté des réalités du pays «d’en bas» pour ne pas comprendre le sentiment d’injustice qu’éprouvaient les «gens de peu et de rien» dans les régions marginalisées. La Tunisie est, aujourd’hui, le pays qui maltraite le plus sa jeunesse. Près de 35% des Tunisiens âgés de 18 à 30 ans, ne sont ni en emploi, ni en éducation, ni en formation professionnelle. Ils sont au chômage, désœuvrés, désemparés, à la dérive. À observer notre taux de chômage trois fois plus élevé qu’au Maroc, notre dette publique sur le point de dépasser 100% du PIB, nos industries qui continuent à disparaître, nos déficits budgétaires et commerciaux qui ne cessent de se creuser, on se dit : mais qu’ont-ils fait tous pour qu’on en arrive là ? Les leviers de notre pays seraient-ils, à tous les niveaux, entre les mains d’une horde machiavélique qui n’a aucun sens de l’intérêt général ? Un constat impitoyable : ces dirigeants sont en passe de détruire la nation. Le pays craque et le peuple gronde. L’hydre prédatrice continue de tisser ses toiles sitôt que ses fils se défont, en incarnant cet ardent désir de voir l’incompétence au pouvoir et de repousser toujours plus loin les limites de l’abjection.