Les loups angéliques !

La manière dont notre pays traite sa jeunesse, les relations que celle-ci entretient avec ses aînés, et la rupture qu’elle représente dans tous les domaines, éclairent les tensions de la Tunisie actuelle. Entre conflit des générations et montée des «passions tristes», la jeunesse en veut sûrement à tous ceux qui ont été aux premières loges de sa souffrance, les témoins de son désespoir. Ceux qu’il faut effacer quand elle décide d’aller mieux ! Elle porte sur eux un regard acéré, parfois proche de la caricature, mais souvent assez réaliste.
Assis dans un café à la Kasbah, quartier animé au cœur de la médina où l’âme de la capitale se livre avec lenteur, la fumée des «chichas» dans les yeux et la conversation des voisins de table dans l’oreille, je reçus la visite d’un jeune homme convaincu que son destin serait d’harmoniser le chaos de la littérature tunisienne actuelle pour lui donner une peinture avant-gardiste. Il venait de quitter son village natal dans le Sud tunisien pour s’installer dans la capitale, à la recherche d’une place sous les feux de la rampe. Il était dans un état lamentable. Son air ingénu avait presque disparu sous l’effet de la déception qu’il venait d’essuyer. Après avoir marqué un long silence, les larmes coulèrent de ses yeux et couvrirent un visage maigre et fin. D’une voix entrecoupée, basse et comme nimbée de brume, il me dit : «J’espérais y rencontrer des anges et voilà que je tombe sur des diables». Il songeait alors qu’il était à l’ombre des arbres de son village paisible en train de rêver à l’un des paradis de l’éternité qui aurait poussé parmi les ruelles, les cafés, les bars et les espaces culturels de la capitale. Un paradis qui serait habité par des créateurs angéliques sur les visages desquels seraient dessinées des auréoles éblouissantes de lumières et dans les gestes desquels se concrétiseraient les nobles et hautes valeurs de l’humanité. De leurs bouches sortiraient de beaux propos qui seraient sertis de douceur, de beauté et de goût. Il dévorait les livres et les publications en se représentant les images idéales des hommes de lettres, des artistes et des journalistes. Il croyait fermement que ceux-ci étaient la fine fleur de la société, ses guides fiables et sa voix crédible et sincère. D’après ce que j’en déduis, ce jeune homme a décidé donc de quitter l’une des villes du Sud pour venir s’installer dans la capitale en vue d’améliorer les conditions de son travail et surtout de pratiquer sa passion de la littérature parmi des hommes et des femmes que son imagination a déjà placés sur un piédestal.
Je lui demandai d’une manière que je voulais expressément cynique : «Mais alors, qu’est-ce qui vous a choqué dans ceux qui ont forgé les rêves de votre jeunesse ?» Il sourit ironiquement en essuyant ses yeux qui étaient en larmes. Il dodelina douloureusement de la tête, me regarda avec un lourd reproche et me rétorqua par une question provocante : « À mon tour, je vous demanderai si vous n’avez jamais été, vous aussi, choqué par cet espace pestiféré, le jour de votre arrivée ?»
Ma réponse fut plutôt diplomatique. Avec beaucoup de circonspection, je lui assurai qu’en ce moment-là, j’étais fort jeune, que peut-être, mes rêves n’étaient pas encore achevés et que j’avais eu la chance de tomber sur des visages angéliques qui m’ont ouvert toutes les portes. C’est alors que je remarquai sans peine que son visage s’était tendu sous l’effet de la colère. J’eus l’impression que mes derniers propos ont aggravé sa blessure. J’essayai aussitôt de me rattraper en ajoutant : «Peut-être, avais-je eu plus de chance que d’autres». Alors, dans un mouvement de froissement, il se mordit la lèvre inférieure, se mit debout et me tendit la main pour prendre congé de moi. Je le tirai vers moi et je le priai de rester encore un peu. Rassuré, il poussa un long soupir et se mit à me raconter sa mésaventure avec les «loups de la scène littéraire», et comment il fut, dès son apparition, très entouré. Mais, en fait, on ne cherchait qu’à exploiter sa naïve fascination d’enfant qu’il avait pour ces «idoles». D’une voix fort étranglée par l’émotion, il dit : «Je veux seulement qu’ils me rendent mes textes, car je ne saurais supporter de voir mes propres textes publiés sous leurs signatures » !

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