La pandémie de la Covid-19 est la plus grande crise de santé publique depuis plus d’un siècle et s’est propagée à travers le monde en quelques semaines. De même, la quantité de données scientifiques sur la Covid-19 a augmenté de façon exponentielle, ce qui a conduit à des discussions quotidiennes entre experts et non experts sur les cas, les décès et où pourrait nous emmener cette pandémie.
La Tunisie n’échappe pas à la règle et la pandémie de la Covid-19 a amené beaucoup de monde, de différents profils, à se lancer dans des tentatives d’interprétations de données brutes fournies par les sources officielles de l’Etat ou des estimations/prévisions publiées par des sites internationaux concernant la Covid-19. Avec le temps et devant les hésitations de la stratégie de communication des pouvoirs publics, ayant conduit à un manque de confiance dans les chiffres officiels publiés, même des scientifiques éclairés, des académiciens, y compris du monde médical, ont commencé à se référer à des analyses développées par des statisticiens non spécialisés qui ont cru être capables de déchiffrer la situation, voire même de juger les stratégies en place et d’en préconiser d’autres.
Cette dérive est certainement un des dérèglements générés par la pandémie et qui ont touché tous les modes de fonctionnement de notre vie. En effet, la pandémie est responsable d’une panique générale qui a impacté le comportement de tout un chacun dans sa vie privée et professionnelle.
Un autre phénomène est venu faciliter l’expression de cette dérive. Il s’agit du comportement des mass-médias, en compétition pour couvrir le déroulement de la pandémie en temps réel afin d’assouvir la curiosité du grand public accroché aux écrans et aux sites d’information. L’absence de données scientifiques d’évidence vis-à-vis d’un phénomène totalement nouveau et l’avènement d’autres médias alternatifs profitant du phénomène (blogs, réseaux sociaux…) ont ouvert la voie à l’apparition sur les plateaux des médias et des sites d’informations de prétendants chroniqueurs et/ou experts qui se permettent d’utiliser des données publiées, sans aucun discernement et sans aucun respect des règles déontologiques et éthiques, notamment celle de se limiter à son champ disciplinaire pour émettre un avis expert, de l’obligation de vérifier toutes informations utilisées et de leur véracité scientifique et au respect du devoir de l’anonymat en ce qui concerne les données personnelles.
Au milieu de ce brouillard d’informations, des termes qui n’étaient auparavant connus que des scientifiques très spécialisés, tels que R (nombre de reproduction de base), les modèles de simulation, le test RT/PCR, les tests de diagnostic rapides ou encore le taux d’incidence ou taux de létalité font soudain partie des conversations quotidiennes dans de nombreux cercles non spécialisés. D’où l’importance de rappeler les règles de bonne pratique dans le domaine de l’utilisation et de l’interprétation des données scientifiques se rapportant à la santé humaine.
La discipline qui s’occupe de la collecte, de l’interprétation et de la valorisation des données sanitaires s’appelle l’épidémiologie. L’épidémiologie est un domaine scientifique qui va au-delà de la manipulation simple ou simpliste des chiffres, des cas et des décès. Tout comme un médecin praticien est un expert en médecine ou un virologue expert en virologie, un épidémiologiste utilise sa science de traitement des données pour orienter la lutte contre les problèmes de santé à portée communautaire (maladies chroniques, santé de la mère et de l’enfant, santé environnementale, santé bucco-dentaire, maladies cancéreuses…). L’épidémiologie qui s’applique aux maladies épidémiques s’appelle « épidémiologie d’intervention ». Son rôle est de diriger la riposte aux épidémies depuis l’investigation jusqu’à la riposte et en arrivant aux stratégies de consolidation des résultats (contrôle, élimination ou éradication). Cette branche de l’épidémiologie a connu, ces vingt dernières années, un développement accéléré pour faire face au défi des maladies nouvelles et émergentes (SRAS, West Nile, H5N1, H1N1, Ebola…). Ses outils et ses méthodes se sont renouvelés et son enseignement s’est consolidé pour renforcer les compétences des épidémiologistes spécialisés dans la lutte contre les maladies transmissibles. L’OMS recommande que dans chaque pays, il faut avoir au moins un épidémiologiste d’intervention pour 100 000 habitants afin de pouvoir disposer de suffisamment de spécialistes capables de diriger la riposte aux épidémies locales.
Trois exemples montrent combien ces analystes, qui s’érigent en épidémiologistes, n’ont pas conscience de leurs erreurs en chevauchant avec un champ disciplinaire qui n’est pas le leur, qu’ils ne maîtrisent pas :
1. Ils ne savent pas que construire un graphique, une courbe à partir d’une série arithmétique est complètement différent de la construction d’une courbe épidémique, première étape pour l’épidémiologiste pour confirmer une épidémie, caractériser son type et définir la stratégie adéquate pour son contrôle :
La courbe épidémique est le premier livrable de l’épidémiologiste lors de l’investigation d’une épidémie. Il la construit à partir d’une collecte des données guidée par des règles bien établies obéissant à des normes scientifiques. D’abord, une collecte des variables temps, lieu, personne pour tous les premiers cas rapportés. A partir de ces données, une définition de cas (cas suspect, cas probable et cas confirmé) est établie et immédiatement utilisée pour aller rechercher (case tracing) tous les autres cas responsables ou générés autour des premiers cas découverts et afin de remonter jusqu’au cas index. L’allure de la courbure construite à partir de ces données (c’est le début des symptômes et non la date d’apparition du cas qui sont utilisés pour tracer la courbe) met en évidence la date exacte du début de l’épidémie, la répartition des cas dans le temps et permet de poser des hypothèses sur la période d’incubation, le mode de transmission, la source présumée de la maladie et à partir de là, recommander la stratégie de contrôle. Ensuite la courbe des cas cumulés permet de suivre l’évolution dans le temps de l’épidémie et l’impact des mesures de contrôle mises en œuvre. Ces méthodes appliquées à la construction de la courbe et son caractère de courbe des valeurs cumulées garantit à l’épidémiologiste la capacité de pouvoir interpréter sur une base quotidienne, hebdomadaire ou mensuelle l’évolution de l’épidémie. Ces outils et ces méthodes font partie des techniques spécifiques à l’épidémiologie et ne sont enseignés nulle part, par une autre discipline.
2. Ils ne savent pas que l’analyse des tendances d’une série chronologique est complétement différente du monitoring d’une poussée épidémique basée sur l’utilisation d’outils spécifiques difficiles à estimer par les méthodes usuelles de la statistique générale :
En effet, les tendances du nombre de cas, même ceux ajustés en fonction des chiffres de population, ne sont pas suffisantes pour bien comprendre l’évolution d’une épidémie. La charge absolue de la maladie est également importante : une baisse de 10% dans 10 000 cas est très différente d’une baisse de 10% dans 100 cas. Le niveau de dépistage par les tests est également d’une considération importante, car les tendances des cas peuvent augmenter ou diminuer artificiellement si le niveau de dépistage change de manière significative. De même, le nombre de personnes susceptibles au fil du temps doit être pris en compte lors de l’utilisation des taux de cas. Si les cas par habitant diminuent de 10% dans un endroit où la moitié des personnes se sont éloignées au cours de la même période, la propagation réelle de la maladie est probablement en augmentation et non en baisse. Pour saisir avec précision les risques pour la communauté, nous devons considérer des informations supplémentaires sur les cas et leurs modes de transmission, leur localisation et l’application effective des mesures de contrôle telles que l’isolement des cas et la mise en quarantaine des contacts. De telles informations sont nécessaires à l’interprétation des tendances et ne sont disponibles que chez les épidémiologistes chargés de la surveillance, qui les observent et les collectent sur le terrain dans des conditions souvent très difficiles, en contexte de propagation épidémique. S’exposerait au risque de se tromper celui qui croit qu’à partir d’une simple information collectée sans effort, dont il ne peut même corriger les erreurs ou les fautes de transcription ou de discordance, il peut tirer des conclusions, faire des critiques ou échafauder des scénarios.
Pour les épidémiologistes d’intervention, R est le meilleur paramètre à utiliser pour suivre la tendance d’une épidémie. Le nombre de reproduction effectif (Rt) est simple à comprendre mais difficile à estimer, notamment pour les non-initiés à ces méthodes statistiques compliquées et qui contournent ces difficultés en cherchant à emprunter d’autres techniques non adaptées (temps de doublement des cas). Ce chiffre représente le nombre attendu d’infections secondaires résultant d’une seule personne infectée. Si la valeur de Rt est supérieure à 1, la propagation de la maladie augmente. Si Rt est inférieur à 1, la propagation de la maladie diminue. Un simple score qui montre à quelle vitesse le coronavirus se propage est une idée séduisante. Il n’y a pas de méthode standard pour estimer R et les estimations ont généralement une part d’incertitude en raison de la notification tardive des cas. C’est l’épidémiologiste qui domine sa base de données et qui est le seul capable de travailler sur des données consolidées pour réduire la part d’incertitude et s’approcher des valeurs réelles afin de bien orienter les pouvoirs publics sur les mesures à mettre en place pour contrôler l’épidémie.
3. Ils ne savent pas que les mesures à recommander à partir d’une analyse de tendance classique ne ressemblent en rien aux déductions d’un épidémiologiste qui met en œuvre une stratégie basée sur l’investigation de l’épidémie et qui observe ses effets en temps réel :
L’incidence des cas est un bon indicateur du risque communautaire mais le nombre de nouveaux cas dans une population (taux d’incidence) ne reflète pas toujours le risque réel de transmission dans une communauté. La raison principale est que la composition ou la distribution de ces cas peut être très différente, même si le total global est le même. Il peut également y avoir un regroupement significatif d’événements « cluster de cas » qui entraînent une transmission locale. Le risque d’entrer en contact avec une personne infectieuse dans une communauté où les cas sont regroupés (cluster) en un lieu donné est beaucoup plus faible que dans une communauté où la répartition des cas est plus diversifiée sur le plan démographique et géographique. Avant de livrer ses conclusions à partir des outputs de son système de surveillance, l’épidémiologiste interprète ces résultats en prenant en considération plein d’autres paramètres, notamment ceux qui se rapportent à l’application des stratégies de contrôle préconisées qui varient selon le lieu. De telles informations sont disponibles dans d’autres bases de données auxquelles il faudra accéder pour compléter l’analyse des données. Un graphique construit à partir de données figées n’offre pas cette garantie.
Quant à la polémique autour de la déclaration des cas décès par Covid-19, qui a retenti jusqu’aux plateaux des télévisions ces deniers temps, on peut souligner que dans les systèmes de signalement des décès, les décès dus à Covid-19 sont sous-estimés pour plusieurs raisons, notamment la capacité limitée de testing qui conduit souvent à une sous-détection des personnes infectées, et une grande partie des décès survenant dans la communauté – par opposition aux hôpitaux – peuvent ne pas être attribués à la Covid-19. L’autre problématique posée par les statistiques des décès est liée au décalage entre l’apparition du cas et la survenue du décès. Ce décalage fait des décès un reflet de la situation plusieurs semaines avant le moment où ils sont signalés. Selon les meilleures estimations, il faut en moyenne environ 28 jours entre le début des symptômes et la survenue du décès. Ce délai peut varier considérablement d’un pays à un autre et d’une personne à l’autre. Compte tenu de ce décalage, les décès ne sont pas un bon indicateur pour surveiller si la situation de la maladie s’aggrave ou s’améliore. Concrètement, il faudrait attendre plusieurs semaines avant de détecter tout changement. Enfin, la surmortalité, ou l’écart entre les décès actuels et la moyenne historique, est une meilleure mesure de l’impact global de la Covid-19. Cela inclut ceux qui meurent directement ou indirectement à cause de la pandémie. Au total, le monitoring par la courbe épidémique et le calcul du Rt sont beaucoup plus utiles pour évaluer l’impact des mesures de contrôle.
La contribution de toutes les parties vives du pays dans le débat sur la gestion de la pandémie est souhaitable et très certainement profitable pour corriger les erreurs. Pour qu’il en soit ainsi, il conviendrait que chacun s’appuie sur sa science ou discipline d’expertise pour éviter de s’embarquer dans de fausses interprétations nuisibles et sans intérêt.
Les enseignements de cette première expérience avec la Covid doivent nous servir pour préparer le futur, la pandémie continuant à nous défier pour une plus ou moins longue période encore. La Tunisie est en phase de préparation pour lancer une campagne de vaccination contre la Covid-19. Le seul salut pour notre pays, pour se remettre sur pied et revenir à un mode de vie normale, est la réalisation d’une couverture vaccinale assez élevée conférant à la population une immunité collective suffisante empêchant le virus de circuler faute de trouver assez de cibles immunologiquement naïves. Dans un contexte encore plein d’incertitudes scientifiques vis-à-vis du virus et du vaccin pouvant générer refus ou hésitation à la vaccination, la réussite de la prochaine campagne de vaccination dépendra de la qualité de la campagne de communication qui la précèdera. Chacun de nous pourrait jouer un rôle à ce niveau, en portant le message adéquat et/ou en évitant de faire écho aux informations fausses et aux fausses croyances qui risquent d’empêcher l’adhésion de la population à ce seul espoir qui nous fera gagner la bataille contre cette pandémie dévastatrice.