Les méditations d’un Président solitaire

Alors que le pays plonge de plus en plus dans la crise politique et économique, pour ne citer que ces deux domaines, Moncef Marzouki, le Président intérimaire de la République, trouve le temps nécessaire pour écrire un livre et donner sa vision de la nouvelle Tunisie et vanter “les exploits” réalisés jusque-là par la Troïka.

 

L’invention d’une démocratie : les leçons de  l’expérience tunisienne, ainsi s’intitule le livre de Moncef Marzouki. Un titre prétentieux qui annonce déjà l’état d’esprit de l’auteur, lequel estime que deux ans après la Révolution, la Tunisie a déjà des choses à apprendre au monde et, notamment, à l’Occident en matière de démocratie. Cette prétention nous la ressentons dès l’introduction, puisque l’actuel président de la République se considère comme le modèle même de la détermination caractérisant le peuple tunisien et étant à l’origine de sa Révolution : «Le fait que nous soyons un peuple pacifique ne signifie pas que nous ne soyons pas déterminés, comme notre Révolution l’a montré. Ce livre  est le récit de ma détermination, en tant que citoyen tunisien devenu Président, en tant qu’opposant passé par la prison et l’exil avant d’entrer au palais de Carthage, à participer à l’invention d’une démocratie du XXe siècle.”

 

Un sentiment perplexe envers Bourguiba

Marzouki relate, ensuite, le récit de sa vie, de son enfance et du rapport de sa famille à l’histoire contemporaine de la Tunisie, comme s’il justifiait son arrivée aujourd’hui au pouvoir. “Je suis né à la politique presque au moment où j’ai ouvert les yeux, en juillet 1945”, c’est avec ces mots qu’il commence son texte, rappelant la participation de son père au Mouvement national et le choix de ce dernier d’être dans le camp de Salah Ben Youssef plutôt que de rejoindre celui de Bourguiba. Mais paradoxalement et malgré les longues descriptions du calvaire de son géniteur du temps du «Combattant suprême», allant jusqu’à fuir le pays vers le Maroc, Marzouki ne semble pas nourrir de la haine envers Bourguiba. Au contraire, il lui reconnaît le mérite d’avoir libéré la Tunisie,  d’avoir émancipé la femme et d’avoir consacré un tiers du budget de l’État à l’éducation. Il va même jusqu’à se montrer redevable de son œuvre : «Si j’ai pu devenir médecin et arriver là où je me trouve aujourd’hui, c’est grâce à cette impulsion inédite voulue par Bourguiba”. Il fait par ailleurs la distinction entre ce dernier et Ben Ali : “Ce n’était pas un dictateur, mais un autocrate et, contrairement à Ben Ali, ce n’était pas un voleur.” 

L’époque du Président déchu est décrite a travers le calvaire de Marzouki qui se remémore ses luttes dans le cadre de la LTDH (Ligue tunisienne des Droits de l’Homme) puis sa candidature à la Présidentielle de 1994 face à Ben Ali qui lui a coûté l’emprisonnement et la résidence surveillée  avant de devoir s’exiler  à Paris. Tout en reconnaissant la dureté  de ces années de braise pour l’opposition tunisienne, il insiste beaucoup sur la position qu’il avait prise avec quelques opposants tunisiens par rapport à la répression des islamistes par Ben Ali. Il estime à cet égard avoir été l’un des rares, avec d’autres militants comme Sihem Ben Sedrine, à s’être indigné de cette répression, alors que la «gauche laïque» s’était alignée sur la position du Président déchu. 

 

«Extrémisme laïc» face à «islamisme modéré»

Marzouki trouve ainsi l’occasion de régler ses comptes avec une gauche qu’il considère comme radicale, prête à s’allier avec la dictature contre une partie de la population tunisienne. Il va jusqu’à la qualifier de courant «d’extrémisme  laïque, étranger à la géographie», dont l’opposé est «l’extrémisme islamiste, étranger à l’histoire» (les salafistes). De ce fait, il place la Troïka au milieu, comme symbole même de l’équilibre politique souhaité dans un pays en transition démocratique. Le président de la République n’hésite pas à dire clairement que son parti, le CPR et celui de Mustapha Ben Jaafar étaient les seuls à avoir compris la vraie composition de la société tunisienne : moitié conservatrice, moitié moderne et de ce fait, à pouvoir la représenter.

Il nous informe d’ailleurs, que la Troïka en tant  qu’idée, n’est pas née après les élections du 23 octobre 2011, mais bien avant, plus précisément en 2003, lors de la réunion d’Aix-en-Provence, ayant regroupé la plupart des factions de l’opposition tunisienne. «Il y avait là Mustapha Ben]aafar, des indépendants, les gens de mon parti, le CPR… Et il y avait aussi tous les islamistes tunisiens qui avaient évolué. Nous étions une trentaine de personnes et nous avons rédigé un document que je considère comme le texte fondateur de la nouvelle Tunisie, parce que  c’est à Aix, en 2003, que s’est en réalité formée la Troïka.» 

 

Compromis ?

Marzouki consacre une bonne partie de son livre à donner sa vision de l’évolution de l’islam politique avec l’intention probablement d’en faire le marketing auprès de l’Occident. Il estime que les islamistes tunisiens ont fait leur autocritique et qu’ils ont fini par accepter la démocratie. Il cite à cet égard les travaux de Rached Ghannouchi pour réconcilier Islam et démocratie, en les assimilant à ce qui a été fait par le philosophe, Jacques Maritain, en France dans les années trente. Le Président finit par affirmer «qu’Ennahda ressemble, en effet, à maints égards aux partis démocrates chrétiens en Allemagne ou en Italie après la Seconde Guerre mondiale. Ces partis étaient traditionalistes, conservateurs sur le plan social et économique, affichant leur référence à la religion». Mieux, il va jusqu’a dire que les islamistes, contrairement aux partisans de «l’extrémisme laïc», ont su évoluer. Pour lui, enfin, la réussite du modèle tunisien consiste dans le fait que les  «islamistes modérés et les laïcs modérés ont commencé à travailler véritablement ensemble.»

 

… Ou compromission?

Le président actuel de la République a parlé dans le livre d’un «État civil» à construire et non pas d’un «État laïque», rejoignant ainsi la position d’Ennahdha. Son argument est que le mot “laïque” est équivalent dans l’esrit de beaucoup de gens à «athéisme». Et à ceux qui l’accuserait d’avoir abandonné l’idée de bâtir en Tunisie un État démocratique, il leur répond que «l’État civil, en arabe, désigne un État qui n’est ni théocratique, ni militaire, donc démocratique et pluraliste».  Il va encore plus loin dans sa logique de compromis avec le courant islamiste en essayant de trouver des parades permettant de faire avaler des couleuvres à la gauche, concernant des questions fondamentales sur lesquelles les islamistes restent intransigeants, à savoir le refus de : l’abolition de la peine de mort, l’égalité totale entre les sexes, l’adoption et la liberté de conscience.  Pour Marzouki, ces obstacles ne sont pas insurmontables. «Mais aujourd’hui, dans notre pays, se trouve-t-il un seul homme pour réclamer le double de l’héritage de sa sœur, comme le demande l’interprétation courante de la loi islamique ? De même, tout le monde se moque qu’une musulmane épouse un non-musulman. Quant à l’adoption, elle est passée quasiment dans les mœurs. Pourquoi faire un casus belli de ce genre de problèmes ?». Il estime même que le parti islamiste au pouvoir est prêt à ne pas être très rigoureux quant au respect de ces questions: «Certes, les dirigeants d’Ennahda ne semblent pas disposés à renoncer publiquement à ces principes, mais en pratique, ils sont prêts à fermer les yeux». Ainsi, Marzouki semble justifier l’hypocrisie politique et reconnaitre qu’il en est capable, ainsi que ses alliés.

Cependant, il ne manque pas de se démarquer d’Ennahdha en rappelant l’histoire de l’extradition, sans son consentement, de Baghdadi Mahmoudi et le fait que le parti islamiste a profité de la période transitoire pour placer les siens aux postes de responsabilité dans  l’État. Cela ne l’a pas  empêché, toutefois, de continuer à collaborer avec eux.  Car, pour lui, l’essentiel est la «stabilité du pays.» 

Si Marzouki accepte bien ce qu’il appelle “l’Islam modéré”, il déclare avoir été surpris du développement du salafisme, puisque pour lui, il ne s’agissait que de «la manifestation d’un phénomène totalement marginal, voué à disparaître aussitôt après le départ de Ben Ali». Or, il s’est rendu compte que la question est très complexe. Tout en reconnaissant la violence de la mouvance salafiste, il tient à minimiser sa capacité de nuisance, estimant, à l’image de Ghannouchi, qu’elle finira par être soluble dans la société, en entrant dans le jeu politique.  

 

La liberté d’expression un mal inévitable ?

Le président de la République par intérim ne manque pas, avec ce livre, de régler ses comptes avec la presse qui ne cesse de critiquer la Troïka en général et lui-même en particulier. Il considère que derrière les médias se trouvent les anciens hommes du  régime de Ben Ali. Il résume la liberté d’expression à «accepter l’absurdité que d’anciens thuriféraires de l’ancien régime attaquent le nouveau pouvoir au nom… de la démocratie et de la liberté d’expression». À cet égard, il cite l’exemple de Sami El Fehri, qui selon lui, n’a pas été incarcéré en raison de l’émission des Guignols, mais  parce que la justice «lui reproche des malversations». Il met aussi en cause «l’immense campagne de désinformation, avec des sondages absurdes, la pire mauvaise foi, l’exploitation de rumeurs, des injures et des insultes pour déstabiliser la Troïka». Toutefois, il précise que cette dernière accepte les règles du jeu et ne censure personne. Ce qui est tout à fait faux.

Et comme toujours, face aux médias de «la honte», il y a toujours l’exemple à suivre, celui d’Al Jazeera. Marzouki rappelle tout d’abord le rôle de cette chaine dans la révolution tunisienne et ne trouve aucun mal à se vanter d’être passé, avant le 14 janvier, dans le programme de Fayçal Al Qacim (l’animateur vedette de la chaine) huit fois, pour ne citer que cette émission ! Il ne manque pas, en passant, d’attirer notre attention sur les bonnes intentions du Qatar vis-à-vis de la Tunisie : «On incrimine le plus souvent les Qataris, alors que ces derniers ont montré une volonté sincère d’aider la révolution tunisienne (…). Ce sont des politiques avisés, qui savent que l’avenir appartient aux démocrates arabes et, pour leur image de marque et leur influence politique, ils ont parié sur ces révolutions.»

Le Président conclut son livre en s’intéressant au volet économique, suggérant des solutions  pour la relance. Il revient sur sa fameuse proposition de diviser géographiquement la Tunisie en six régions, et de créer un Haut conseil national de lutte contre la corruption qui sera indépendant de l’État. Une proposition utopique qui ignore la réalité, à savoir que les anciens corrompus ont été recyclés par le nouveau régime et qu’il n’y a pas de vraie volonté politique de les punir. 

À travers ce livre, Marzouki fait un plaidoyer de sa propre expérience de militant et de président de la République, rappelant en cela une tradition utilisée par les grands leaders et  hommes politiques dans le monde. Mais habituellement, ce genre de plaidoyer est réalisé à la fin d’un long parcours, et pas en son début, alourdi, en plus, par un bilan aussi improbable que celui de la Troïka.

Hanène Zbiss

 

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