Au poste-frontière polonais de Bruzgi-Kuznica, un groupe de réfugiés est bloqué derrière un grand portail rouge. D’un côté, des soldats polonais, les empêchent de franchir la frontière. De l’autre, des forces biélorusses, les repoussent dans les forêts avoisinantes. L’image, tournée le 8 novembre par un journaliste présent sur place et diffusée sur Twitter, résume l’impasse dans laquelle se trouvent plusieurs milliers de réfugiés pris au piège à la frontière entre les deux pays. Bloqués aux portes de l’Union européenne, ces migrants venus majoritairement des pays du Moyen-Orient sont prisonniers d’un bras de fer diplomatique pernicieux entre le régime autoritaire d’Alexandre Loukachenko et l’Union européenne.
Depuis cet été, la situation humanitaire ne cesse de se dégrader, plus encore à l’approche de l’hiver, où les températures, dans cette région d’Europe centrale, descendent largement en dessous de 0°. « C’est une crise instrumentalisée, explique à L’Express Philippe Dam, directeur de plaidoyer pour l’Europe et l’Asie centrale à Human Rights Watch. Des familles, des femmes, des enfants sont piégés dans ce no man’s land. Ils sont désespérés, ont froid et n’ont pas de nourriture. Ils sont exposés à des violations des droits humains. »
* »Violations des droits humains »
Selon les rares observateurs sur place, quelques journalistes et humanitaires, plusieurs personnes seraient déjà mortes d’hypothermie ou d’épuisement. Aux bordures des frontières biélorusses, des tentes ont été installées à la hâte et des feux de camp allumés. « C’est une partie de cache-cache dans cette forêt froide et humide, dans laquelle errent les réfugiés », poursuit Philippe Dam, qui décrit le « mécanisme » dans lequel ces réfugiés sont pris au piège, depuis leur arrivée d’Irak, de Syrie, du Yémen ou d’Afghanistan. Un système que l’ONG a récemment documenté, en se rendant sur place. « En Biélorussie, on constate que les autorités ont la main sur le transfert de personnes depuis Minsk jusqu’à la frontière. Les réfugiés sont leurrés par ce processus : ils se présentent avec leurs valises, achètent un triptyque visa-billet-hôtel et pensent partir vers l’Union européenne », détaille le directeur de plaidoyer de l’ONG.
En réalité, la frontière est bloquée. « Une fois repoussés par les Polonais, continue-t-il, les réfugiés sont maintenus par les Biélorusses près de la frontière, dans des camps informels. Le niveau de violence et de menace est alors fort. Tout refoulement vers la Biélorussie les expose à des violations des droits humains. » Sur place, une coalition d’ONG polonaises, baptisée Grupa Granica, tente depuis plusieurs semaines d’apporter de l’aide aux réfugiés, malgré les objections des autorités. « Nous les cherchons dans les forêts, raconte Karol Wilczynski, un des membres du collectif. En général, nous leur fournissons de la nourriture, des couvertures chaudes en aluminium, de l’eau, des sacs de couchage arctiques, car il fait très froid la nuit. Nous leur apportons également une aide psychologique et médicale. » Joint par WhatsApp, ce membre du collectif est inquiet : « Nous avons peur de l’hiver qui arrive et surtout dans cette région. L’hiver risque d’être rude. » Jakub Sypianski, également membre du collectif, est interprète en langue arabe. « J’ai aidé ces derniers jours un couple d’Irakiens et de Syriens, raconte-t-il au téléphone. Ici, la situation se dégrade. Il y a de plus en plus de monde. Et le froid arrive, il fait actuellement -10°C. Dormir dehors dans la forêt, sans feu, ce n’est pas possible. »
* »Personne ne sait ce qu’il s’y passe »
Depuis le début de la semaine, les tentatives de passage de la frontière se sont multipliées, alimentant les tensions. Certains réfugiés ont tenté de franchir la frontière en s’attaquant aux barbelés, à coups de pelle. Le ministre de la défense polonaise, Mariusz Blaszczak, a posté mercredi une vidéo sur Twitter, dans laquelle, selon lui, des soldats biélorusses tirent des coups de feu en l’air pour » intimider » les migrants. Varsovie, de son côté, a déployé 15 000 soldats sur place, en plus des policiers et des gardes-frontières déjà présents. Plus au sud, l’Ukraine a également décidé ce jeudi de déployer près de 2000 soldats à sa frontière avec la Biélorussie, par crainte de voir un afflux massif de migrants dans les prochains jours.
Depuis l’instauration par le gouvernement polonais de l’état d’urgence, le 2 septembre, l’accès à la frontière est drastiquement empêché. « On constate un black-out total de l’information, déplore Philippe Dam. Aucun journaliste ou avocat, aucune ONG ne peut accéder à cette zone. Personne ne sait ce qu’il s’y passe. » « La plupart des gens sont interdits de séjour dans une zone de plus ou moins 3 km de large sur toute la frontière avec le Bélarus, abonde à L’Express Patryk Strzalkowski, journaliste Polonais à Gazeta. La plupart travaillent donc en dehors de cette zone. Certains migrants qui traversent la frontière parviennent à passer la zone d’exclusion et là, les ONG et les bénévoles tentent de leur apporter une aide médicale et parfois une aide juridique pour demander l’asile. »
* »Instrumentalisation » des migrants
Le bras de fer qui se joue à la frontière alimente les tensions au sein de l’Union européenne. Les Européens accusent le président Loukachenko d’avoir sciemment nourri cette crise. Des vols vers Minsk, en provenance de Beyrouth (Liban) ou de Damas (Syrie), sont ainsi organisés par le régime biélorusse, comme l’ont rapporté plusieurs enquêtes. Les pays membres de l’UE font également pression sur la Russie, et soutiennent la Pologne qui a accusé, mardi, le président russe d’être le « commanditaire » de la vague de migrants vers l’Union européenne. La chancelière allemande Angela Merkel a ainsi demandé mercredi à Vladimir Poutine « d’agir » contre « l’instrumentalisation » des migrants par le régime biélorusse. « Depuis quelques jours, le régime biélorusse tente d’envenimer la situation en forçant les gens à se rassembler en grands groupes et à traverser la frontière en dehors des points de passage officiels », complète Karol Wilczynski.
Paris, de son côté, joue la carte de la médiation. « Sur la Russie, nous n’avons pas d’éléments qui montrent une complicité dans cette affaire », a ainsi déclaré ce jeudi le secrétaire d’Etat aux Affaires européennes, Clément Beaune, sur BFMTV. Selon lui, la Russie n’est pas impliquée dans le « trafic » de migrants organisé par la Biélorussie vers l’UE. Mais, a-t-il ajouté, elle a une « capacité d’influence » sur son voisin biélorusse pour y mettre fin. « Il est évident que si la Russie n’est pas une part du problème, elle est au moins une partie de la solution puisque la dépendance de la Biélorussie à Moscou est de plus en plus forte », a encore relevé Clément Beaune. Une rencontre entre les ministres des Affaires étrangères et de la Défense français et russes doit avoir lieu vendredi, à Paris.
*Des nouvelles sanctions
De nouvelles sanctions sont d’ores et déjà sur la table, comme l’a annoncé mercredi la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen. La décision devrait être prise lundi au niveau européen. Une trentaine de personnalités, entités ou entreprises, dont la compagnie aérienne Belavia détenue par l’Etat biélorusse et plusieurs agences de voyages, pourraient être visées, selon des sources diplomatiques citées par l’AFP. « Il est important que Loukachenko comprenne que leur comportement a un prix », a fermement affirmé Ursula von der Leyen, mercredi.
Le président biélorusse, de son côté, a assuré ce jeudi qu’il « répondra » à toutes nouvelles sanctions prises à son encontre. L’arrêt du gazoduc Yamal-Europe a ainsi été évoqué par la présidence biélorusse, alors que les Européens connaissent une crise énergétique d’ampleur ces derniers mois. Dans le même temps, et en guise de justification, le chef de la diplomatie biélorusse a affirmé que l’Union européenne refusait de discuter de la crise en cours. Au coeur du blocage selon lui : l’arrêt en 2020 des financements européens accordés à Minsk pour renforcer ses infrastructures à la frontière et construire des lieux d’accueil pour migrants. « Nous avons proposé à l’UE de mener des consultations sur ce sujet, mais nous avons essuyé un refus », a ainsi assuré Vladimir Makeï. Vladimir Poutine, par la voix du Kremlin, a quant à lui appelé l’UE à rétablir le dialogue avec la Russie.
(L’Express)