Les nouvelles guerres industrielles

Le débat portant sur les politiques industrielles a connu ces derniers mois des développements majeurs au niveau international, tant dans le débat économique que dans les politiques publiques. Le débat économique a connu une rupture majeure dans les positions défendues par les économistes depuis le début des années 1980 et le consensus qui avait prévalu faisant des politiques industrielles les « excommuniés » d’une discipline en quête obsessionnelle de scientificité et de reconnaissance. Ces politiques qui étaient au centre des efforts de reconstruction d’après-guerre et postcoloniale dans le monde depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, ont été battues en brèche par la contre-révolution néolibérale du début des années 1980 qui a emporté avec elle toute forme d’interventionnisme étatique en faisant l’héritage désuet d’un monde post-moderne en pleine décrépitude. Désormais, c’est au marché et à la libre concurrence de prendre en charge la répartition des ressources rares, l’Etat devant se limiter à son rôle de régulateur de l’activité économique.
La contre-révolution néolibérale s’est également attaquée aux politiques commerciales protectionnistes qui se sont développées dans le sillage des politiques industrielles. Ces politiques seraient, selon les nouveaux prophètes de l’économie, à l’origine du développement de comportements rentiers et d’une grande inefficacité dans la distribution des ressources. Cette contre-offensive ouvrira la porte à la concurrence à l’échelle globale et à la globalisation « heureuse » qui fera du monde un grand marché au profit des grandes multinationales.
Or, ce consensus dans le petit monde des économistes sera rapidement rompu avec les crises à répétition et le recul de la confiance dans la capacité du marché à réguler sans heurts l’ordre marchand. Les débats économiques se sont alors tournés vers les questions de la concurrence et de l’information imparfaite qui ont ouvert la porte à un retour de l’Etat afin de corriger les imperfections du marché.
Parallèlement à cette rupture du consensus chez les économistes, ce débat a été marqué également par une seconde rupture dans les politiques publiques avec la décision de grandes puissances économiques de définir le domaine industriel et de s’y engager de manière déterminée, afin de défendre ses intérêts dans une globalisation 4.0 qui a ouvert la porte à une concurrence acharnée sur les marchés mondiaux. Ainsi, le gouvernement allemand a annoncé le 5 février 2019 le lancement d’une nouvelle politique appelée «  stratégie industrielle nationale 2030 ». Cette annonce constitue une rupture majeure dans la mesure où dans la tradition allemande, l’Etat a toujours gardé une certaine neutralité vis-à-vis de l’économie et particulièrement dans son attitude par rapport aux grands groupes industriels.
Or, cette stratégie a montré ses limites aux yeux des responsables allemands et les entreprises allemandes n’ont pas cessé de perdre pied sur les marchés internationaux face à la concurrence en particulier des entreprises chinoises. L’acquisition en décembre 2016 de la totalité du capital de l’entreprise Kuka, spécialisée dans les bras articulés intelligents et considérée comme l’une des championnes de l’industrie 4.0, par le Groupe chinois Midea, a eu l’effet d’un choc auprès des responsables allemands comme dans l’opinion publique et a préparé les esprits pour un changement majeur dans ce domaine avec la définition d’une nouvelle politique industrielle ayant pour objectif la défense des entreprises allemandes face à la concurrence.
La Chine a fait le même choix quelques années plus tôt, en mettant en place une stratégie industrielle ambitieuse afin d’assurer la nouvelle hégémonie chinoise sur l’industrie mondiale. Cette stratégie a été appelée MIC25 ou « Made in China 2025 » et les travaux préparatoires ont commencé en 2013, avant qu’elle ne soit adoptée en 2015 avec pour objectif un retour aux vieilles stratégies d’import-substitution faisant du remplacement des importations par la production nationale le cœur de l’industrie chinoise 4.0. Cette stratégie s’est fixé des objectifs quantitatifs précis dans les différents secteurs que les entreprises industrielles se doivent d’atteindre. Par ailleurs, le gouvernement chinois a mis des moyens financiers sans précédent, estimés à 2000 milliards d’euros pour parvenir à ses objectifs.
Ainsi, les gouvernements chinois et allemand, comme d’autres gouvernements dans le monde, ont rompu la neutralité et la stratégie du « benign neglect » pour s’engager dans la définition de stratégies ambitieuses et agressives afin de reconstruire leur compétitivité au niveau mondial. En dépit de la diversité de ces stratégies, il est possible de distinguer trois grandes caractéristiques communes. La première concerne l’accent mis sur les nouveaux secteurs industriels ou ce que nous appelons « l’industrie 4.0 » pour appuyer les capacités des pays dans ces domaines, les renforcer et maîtriser les transformations technologiques profondes que connaissent les différents secteurs. La seconde caractéristique concerne l’intervention de l’Etat dans ces nouvelles stratégies et le rôle de plus en plus actif qu’il prend dans différents domaines, notamment le financement, l’appui à la recherche et le soutien aux exportations. La troisième caractéristique de ces nouvelles politiques industrielles concerne l’appui aux entreprises nationales, particulièrement vis-à-vis de la concurrence internationale, et la mise en place de stratégies de constitution et de soutien aux « champions nationaux ».
Nous traversons aujourd’hui d’importantes mutations et transformations économiques qui ont amené les grands pays à sortir des politiques néo-libérales qui ont marqué les politiques publiques depuis le début des années 1980, et à mettre en place, dans le domaine industriel, des stratégies actives visant à soutenir leur compétitivité dans les nouveaux secteurs industriels. Ces changements doivent nous amener à réfléchir nos choix de politique économique, sortir de la vision étroite qui prévaut sous nos cieux et qui limite leur rôle dans la gestion des grands équilibres macroéconomiques, et donner aux politiques structurelles, particulièrement dans le domaine industriel, toute leur place afin de sortir de la marginalisation, des crises et de cet enfermement sans fin dans la « trappe des pays intermédiaires ».

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