La question des inégalités est au cœur du débat public depuis plusieurs années. Avec un double focus. Tout d’abord, des études concrètes ont démontré la montée des inégalités depuis quelques années, donc ce n’est plus une lubie de révolutionnaires ou de mouvements anti-systèmes mais il s’agit bien d’une réalité concrète et d’une évolution profonde de la société depuis quelques années. Le monde de l’égalité hérité des grands projets socio-démocrates de la fin de la seconde guerre mondiale est bien derrière nous et c’est l’inégalité qui est au centre du monde désenchanté d’aujourd’hui. Plusieurs raisons ont été avancées pour expliquer cette montée en flèche des inégalités. J’en retiens en ce qui me concerne quatre explications essentielles. La première d’entre elles a trait aux révolutions fiscales que le monde a connues depuis le début des années 1980 sous les coups de boutoir des révolutions conservatrices et néo-libérales. Ainsi, un peu partout dans le monde nous a-t-on expliqué que trop d’impôt tue l’impôt et qu’il fallait réduire la fiscalité des hauts salaires afin de les inciter à investir plus. Cette révolution fiscale allait creuser la tombe de l’égalité et annoncer le retour des inégalités.
La seconde raison qui explique la montée des inégalités est liée à la révolution technologique en cours, qui a été à l’origine d’une forte augmentation des rémunérations et des salaires dans les nouveaux secteurs.
Ainsi, une forte disparité s’est produite entre les salaires 2.0 et ceux des anciennes activités fordistes héritées de la Seconde Guerre mondiale et qui vont peser lourdement sur cette tendance croissante des inégalités.
La troisième raison qui explique cette montée des inégalités est liée à la globalisation et une plus forte différenciation entre les rémunérations des activités liées au monde global et notamment les activités financières, entraînant une grande mobilité des acteurs économiques, et celles fortement ancrées dans les territoires qui ont été touchés par la mobilité des activités et la concurrence accrue en provenance des pays émergents. Ce phénomène n’est pas sans rapport avec la crise de la globalisation et les griefs que beaucoup lui opposent.
La quatrième raison est liée aux crises économiques et sociales que connaissent beaucoup de pays et qui sont à l’origine de la montée du chômage et de l’exclusion sociale. Les crises économiques et cette quête effrénée du « modèle de Maastricht » comme norme de stabilisation des finances publiques, ont provoqué l’effritement et la remise en cause des politiques sociales qui ont maintenu par le passé un grand niveau d’égalité entre les classes sociales.
Ainsi, sommes-nous en face d’un vrai mal social qui ronge les sociétés démocratiques. Les révolutions fiscales, les rémunérations 2.0, la globalisation et l’effritement des politiques sociales sont au cœur d’une forte montée des inégalités.
Le second focus du débat public concerne les implications et les effets de ce phénomène sur nos démocraties. En effet, la montée des inégalités et une plus grande marginalité sociale, sont considérées par beaucoup comme les maux qui ont alimenté le populisme et l’extrémisme dans beaucoup de pays, en Europe comme en Amérique du Nord mais aussi dans certaines démocraties naissantes. Ce sont ces millions de déclassés et de laissés pour compte qui viennent nourrir les rangs d’un populisme porteur d’aventurisme que les affres de la Seconde Guerre mondiale n’ont pas découragés.
Ces constats et ces analyses font aujourd’hui de la lutte contre les inégalités le point de départ non seulement de la nécessaire reconstruction du lien social mais aussi de la refondation de l’ordre démocratique mis à mal par la montée du populisme et de l’extrémisme. Il s’agit alors d’examiner les politiques à mettre en place pour sortir du monde de l’inégalité et rétablir la confiance dans la capacité des politiques publiques à construire la justice et l’équité. A ce propos, deux visions semblent aujourd’hui s’affronter et s’opposer. D’un côté, les politiques de redistribution portées par les vieilles social-démocraties qui consistent à trouver dans la fiscalité les ressources nécessaires à la correction d’une première distribution inégalitaire. Cette vision est sous le feu nourri des critiques. Pour certains, elle est considérée comme archaïque et totalement inefficace. Rappelez-vous la fameuse phrase lancée par le Président français Macron : « Les aides sociales coûtent un pognon de dingue ». Par ailleurs, les difficultés des finances publiques dans la plupart des pays du monde laissent peu de marge de manœuvre aux Etats pour user de politiques de solidarité et de redistribution.
De l’autre côté, les nouveaux messies de la politique et les prophètes du pragmatisme et de la fin de l’opposition gauche-droite nous proposent leurs recettes pour sortir des inégalités et nous invitent à nous éloigner des méandres tumultueux des réponses collectives et inefficaces pour découvrir les charmes post-modernes des réponses individuelles. Ainsi, faut-il alors mettre l’accent sur l’amélioration des conditions d’accès à l’éducation, à la santé, à la formation et au financement afin de permettre aux individus de bénéficier des opportunités offertes par les sociétés capitalistes et de s’épanouir en réalisant ses rêves. Mais, cette conception fait l’objet de critiques dans la mesure où, si elle offre des chances à certains, elle laisse entiers les problèmes structurels des inégalités.
La dérive des inégalités constitue aujourd’hui un important motif de préoccupation, non seulement pour des raisons économiques et des motifs sociaux, mais aussi politiques dans la mesure où elle nourrit la montée des populismes et des extrémismes au sein des sociétés démocratiques et leurs desseins inquiétants pour l’humain. Plus que jamais, la lutte contre les inégalités doit être au cœur des politiques publiques. Mais, les réponses doivent sortir de cette opposition vaine entre les réponses globales de redistribution social-démocrate et les réponses individuelles cherchant à donner plus de chances aux individus. Elles doivent faire face aux causes structurelles des inégalités et les corriger, tout en offrant des réponses plus adaptées. Ainsi, cette articulation créera la confiance et l’espoir nécessaires à une refondation de l’ordre démocratique. n
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