La campagne électorale de 2011 a, surtout, été marquée de divisions politique, sociale et culturelle. Les choses ont-elles changé aujourd’hui ? La division des Tunisiens et les accusations consistant à dresser de son adversaire le portrait d’ennemi de la nation, ou de la religion, ou encore des intérêts de la Tunisie sont-elles encore de rigueur ?
C'est la bataille du nouveau contre l’ancien avec tous ses vices, toutes ses formes, avec l’État de l’injustice et de la corruption (…), je suis avec la liberté, on sera la nouvelle Tunisie. Voilà 30 ans que je supporte leur télévision et jusqu’à maintenant, je la supporte encore ; ces médias corrompus et menteurs… Nous, on vient pour construire une Tunisie dans laquelle existent la vérité, la beauté et les valeurs, car la différence entre eux et nous n’est pas dans les programmes, car ils disent tous qu’ils veulent une équité régionale, (…) La vraie bataille entre eux et nous est la bataille des valeurs, nous représentons les valeurs et eux les non valeurs. Sans honte, ils croient qu’ils peuvent nous acheter avec de l’argent et ils veulent gouverner. Imaginez si ces gens arrivent à gouverner la Tunisie. Les gens qui ont gardé le silence face à la corruption, face à l’injustice, pendant 23 ans. Aujourd’hui, ils sont présents partout voulant sauver le pays, de quoi ? Des démocrates, des gens comme moi, qui ont été emprisonnés, exilés, ils sont sortis de sous la table sans honte, pour sauver le pays qu’ils ont mené au gouffre.» Ainsi s’exprimait le président provisoire, Moncef Marzouki, lors d’une réunion. Il divise ainsi les camps politiques en ennemis de la démocratie, de la justice et en militants pour les Droits de l’Homme. Il larmoie sur la Tunisie menacée par l’ancien régime, traitant ses adversaires de personnes corrompues et injustes, du moins passifs face à la corruption et l’injustice.
En fait, les camps politiques d’aujourd’hui ne sont, pour lui, que la reproduction des deux camps du passé, celui du 7 novembre et celui du 18 octobre 2005. Moncef Marzouki divise le peuple et les institutions. Pour lui, les médias, avec qui il a plutôt eu des rapports tendus durant les trois dernières années, sont vendus au camp de l’ancien régime. En d’autres termes, ceux qui critiquent son rendement à la tête de l’institution présidentielle le font seulement par animosité et pour le faire tomber afin de le remplacer par le camp auquel ils appartiendraient vraiment, celui de la corruption. Pour lui, la scène est précise : ceux qui ne sont pas avec lui sont contre lui et forcément de mauvaise foi. Les sympathisants, adhérents, militants d’autres partis, qui ne sont qu’une autre partie du peuple, sont pour lui non seulement ennemis, mais persécuteurs.
La victimisation des membres du CPR, parti présidé « honorifiquement » par Moncef Marzouki, s’exprime mieux dans les propos du Secrétaire général du parti, Imed Daïmi. «La campagne électorale présidentielle a débuté par une campagne de détérioration de l’image de plusieurs candidats, notamment le président actuel de la République. Cette campagne de détérioration n’a aucune limite jusqu’à présent. Elle est quotidienne et de la part de journalistes qui se présentent comme indépendants et neutres, mais, sans que cela nous dérange, sont adhérents à d’autres partis, seulement, nous souhaitons qu’ils le déclarent aux Tunisiens (…). Certains journalistes se déclarant indépendants mènent une offensive quotidienne contre le président sur différents sujets.
Progressistes et rétrogrades
«Notre objectif est de construite un État moderne appartenant au 21e siècle, adhérant à son ère, car l’État que nous avons créé au lendemain de l’indépendance est le plus grand acquis pour le peuple tunisien, mais on doit continuer le travail fait, les réformes sociales entreprises, la généralisation de l’enseignement, la libération de la femme, la généralisation de la santé, même si l’enseignement et la santé sont un peu précaires aujourd’hui, tout cela, nous voulons le développer. Nous voulons que l’État rejoigne les États développés, car il y a eu un grand retard ces dernières années. Ce sont des gens pour qui on a voté pour une année et ils sont restés trois ans et maintenant ils disent aimer les bonnes mœurs. Quelles mœurs ? Ce sont les mœurs du coup d’État. Pour cela nous voulons la continuité pour l’État, relever son drapeau haut entre les nations. Cet État est connu pour être celui d’un peuple musulman. Qu’ils ne surenchérissent pas sur l’islam ! L’islam que nous voulons est celui inspiré d’ici, de Kairouan, l’islam modéré», déclarait le président fondateur de Nidaa Tounes Béji Caïd Essebsi, le 19 octobre 2014 à Kairouan. Ainsi, Pour le président de Nidaa Tounes, il y a le camp des bâtisseurs de l’État, ceux qui veulent le propulser au rang des pays développés et ceux qui l’ont retardé les dernières années, à savoir, ses adversaires appartenant à la Troïka. Il existe aussi un camp de l’État civil, de l’Islam modéré et un autre qui ne l’est pas.
En 2011, c’est surtout le camp islamiste qui a initié les thèmes de la division comme l’identité arabo-musulmane bafouée, l’islam prétendument menacé, le camp de la France et de l’Occident, etc. Aujourd’hui le discours a changé. Tout d’abord Ennahdha prône, pour qui veut l’entendre, le consensus. Le chef de file du mouvement islamiste souligne lors de son discours, la ressemblance entre tous les Tunisiens, adhérents et sympathisants d’Ennahdha inclus, mais aussi le progressisme et le modernisme de son mouvement. «Nous vivons tous dans le 21e siècle, nos enfants fréquentent les mêmes écoles, nous utilisons les mêmes moyens de télécommunication. Nous sommes le premier parti ayant introduit la technique des vidéos, le seul, aussi ayant produit des documentaires depuis les années 80. On n’est pas moins progressistes que d’autres si on n’est carrément pas plus progressistes». Seulement, dans un précédent discours, on entend le président d’Ennahdha Rached Ghannouchi déclarer à ses sympathisants «vous avez soutenu la liberté, l’identité, avec l’Islam, le droit des pauvres et des démunis, ce peuple vous soutiendra, alors renouvelez le pacte avec ce peuple, avec votre créateur, avec votre mouvement». Encore une fois et trois ans après, Ennahdha se place ainsi comme le défenseur de la foi, de l’identité et de l’Islam en y ajoutant la liberté et les droits…
Les mouvements salafistes sont dans la même optique, mettant plus en évidence le côté «laïc» des partis démocrates et progressistes, la laïcité n’étant pas pour eux que l’État soit garant des libertés individuelles, dont la pratique de la religion, mais l’ennemi de toute forme de religiosité.
Guerres fratricides
Ces mêmes mouvements salafistes se tournent aussi contre le mouvement Ennahdha. Pour certains d’entre eux, le parti islamiste n’a nullement servi l’Islam quand il était au pouvoir et, surtout, a co-instauré et signé une Constitution avec les partis progressistes. Rappelons que pour ces mouvements la notion de Constitution, de lois qui ne s’inspirent point de la volonté divine, est une sorte d’apostasie… Durant la période où Ali Laarayedh était chef du gouvernement ce fut une période caractérisée par la violence salafiste (comme l’assaut de l’ambassade des États-Unis) de nombreux activistes fondamentalistes ont été arrêtés. Cela a signé la rupture avec «les enfants » de Rached Ghannouchi, selon sa propre expression.
Mais la rupture avec les alliés ne concerne pas que le camp inter-islamiste. Ennahdha semble aussi en crise avec son ancien allié de la Troïka, le CPR. Une querelle a même éclaté entre le conseiller de la présidence, Adnen Manser et le dirigent au sein d’Ennahdha, Lotfi Zitoun. Ce dernier avait critiqué «ceux qui partageaient les camps entre celui du 7 novembre et celui du 18 octobre.»
«Je n’ai pas entendu Néjib Chebbi, qui est candidat à la plus haute fonction de l’État, adopter ce discours clivant et il a raison, car le poste pour lequel il postule exige qu’il soit au-dessus de toutes les querelles régionales, claniques, politiques, idéologiques, etc. », a-t-il écrit.
Adnen Manser avait considéré, le 13 octobre sur sa page officielle, que la déclaration de Zitoun était une manière d’appeler à ne pas voter pour le CPR, alors qu’il aurait dû appeler à ne pas voter pour les partis de l’ancien régime. Il a rappelé que le CPR n’a pas été impliqué dans des ententes avec l’ancien régime…
Les destouriens aussi ont leurs différends et après la période où ils se sont démarqués de ceux du Rassemblement constitutionnel destourien, le RCD, et s’étant dispersées pour les élections législatives et présidentielle, aujourd’hui, certains d’entre eux pimentent la campagne par des déclarations hostiles aux anciens camarades de parti. Le 18 octobre, Hamed Karoui, ancien ministre de Ben Ali et dirigeant du RCD, a fustigé Nidaa Tounes pour avoir annoncé une éventuelle alliance entre son parti et Ennahdha.
Le camp démocrate a aussi ses litiges, peut-être plus dangereux pour l’issue des votes. Après avoir constitué tout d’abord l’Union pour la Tunisie et ensuite le Front du salut, les leaders politiques des différents partis ayant appartenus à ces pôles et les ayant déjà quittés sont désormais criblés par les tirs amis. Des accusations d’affaiblir le camp des démocrates et de nourrir des ambitions personnelles au dépens de la patrie aux rumeurs concernant des alliances post-législatives avec Ennahdha, les attaques ne tarissent pas.
Ainsi, la campagne électorale menée aujourd’hui est alors caractérisée par la division, la bipolarisation et l’animosité. Mais, malgré leurs déchirements, les principaux acteurs politiques restent plus ou moins d’accord sur la nécessité d’un consensus et d’une union nationale au lendemain des élections. Seulement pour le moment, menant une bataille électorale, un seul mot d’ordre prime : « à la guerre comme à la guerre »…
Hajer Ajroudi