Charlot, en corps à corps perpétuel avec la faim, le froid et la police, est toujours présent à l’esprit lorsqu’on se demande s’il convient de rire des misères des autres. Vous vous souvenez peut-être du film de Chaplin où Charlot sauve la vie à un homme riche, mais solitaire et désespéré, qui voulait se jeter dans un fleuve. L’homme rentre chez lui avec le clochard et reprend en sa compagnie le goût de vivre, mais au chant du coq, il le jette impitoyablement à la porte et ça recommence plusieurs nuits comme ça.
Charlot et nombre de ses épigones des comédies et films burlesques confirment en tout cas que l’âme la plus sensible ne résiste pas au rire cruel. À vous de voir si l’on peut trouver drôles des histoires comme la suivante ! Une femme égyptienne de basse condition envoie son fils chercher du pain. Nous avons besoin de trois pains, lui dit-elle, un pour ton père, un pour toi et un pour moi. À son retour, sa mère l’appelle du balcon, pour lui dire : va rendre un pain, petit, ton père est mort.
La richesse étant relative, il arrive que le pauvre se gausse des malheurs de plus pauvre que lui. À son retour de prison où il a été bien molesté, le jeune Habib est entouré de ses potes et leur raconte ce qu’il a dû endurer : privation de nourriture, humiliations, gifles et coups de poing. Et qu’est-ce qu’ils t’ont encore fait ? demande Ali. Ils ont brûlé des cigarettes sur ma poitrine ! Et encore ? Demande un autre ? Ils ont même introduit de l’électricité dans mon anus ! Et Ali de répondre : ils t’auraient mis aussi un compteur d’eau, tu aurais pu mettre ton derrière en location.
Nous avons là un comique spontané, percutant et point porté à la compassion et aux bons sentiments.
L’humour a sans doute quelque affinité avec le mirage, les illusions séduisent les gens démunis, mais ils en gardent toujours, faute d’autre chose, la part du rire.
Habib pleure au bord de la mer, lorsqu’une bouteille vide ramenée par les vagues atterrit à sa proximité. À peine la touche-t-il que le génie de la légende en sort et lui demande de se dépêcher de faire un vœu. Habib lui explique qu’il vient d’être renvoyé de chez lui avec femme et enfants et que son souhait le plus urgent est de trouver un toit pour mettre sa famille à l’abri. Tu parles ! Répond le génie. Tu vois que j’habite dans une bouteille, et tu veux que je te trouve un appart ! Cette blague scelle pour ainsi dire l’effondrement d’un rêve entretenu depuis des siècles par les fables et les contes de fées.
La pauvreté peut pousser les hommes à bien des excès. Ce musulman complètement démuni arrive dans une grande mosquée et demande à l’imam : à qui appartient cette mosquée ? À tous les musulmans, répond l’imam. Alors je veux vendre ma part. Et voici une autre plaisanterie qui ne peut naître que d’un bien réel besoin. Un riche touriste offre un perroquet à un autochtone. Le lendemain, il lui demande : alors, comment tu le trouves le perroquet ? Très bon, on dirait du poulet.
Faiseur de miracles
Connaissant très bien ses frères de misère et à quel point le besoin fausse leur jugement, ce pauvre homme, qui a de l’ambition, leur propose, en l’absence d’une justice humaine, d’être leur intermédiaire auprès de Dieu. Les soucis des pauvres gens étant toujours affaire d’argent, le pauvre escroc s’informe et se met au courant de leurs peines : partage d’un héritage qui traîne, pension suspendue, mauvaise récolte. Notre homme mène l’enquête sur ses victimes et se met si bien au fait des circonstances de leurs malheurs qu’il devient en mesure d’évaluer la durée du calvaire et le délai du dénouement. Il finit par acquérir une solide réputation de faiseur de miracles. On se passe le mot qu’il est bien introduit auprès de Dieu et les commissions affluent. On lui promet beaucoup plus pour son entremise auprès du Seigneur, à condition que le solde soit versé lorsque Dieu pourvoira. C’est alors qu’un pauvre diable qui n’a aucune chance de toucher un jour un seul millime lui demande d’intercéder en sa faveur ; il s’accroche à lui et ne le lâche plus. Devant l’entêtement et les supplications de son client indésirable, notre homme finit par s’incliner ; il cède et rédige sans grande conviction une lettre en sa faveur qu’il promet d’adresser à Dieu. Un jour, le trouvant à son réveil comme d’habitude au seuil de sa porte, le médium se sent excédé et se dit à lui-même : donnons à ce va-nu-pieds la réponse qu’il mérite. Il lui annonce avoir enfin reçu la réponse à sa requête, il le conduit à son bureau où il cherche le dossier censé le concerner. Il fait semblant de lire la missive divine ; voilà ! Lui assène-t-il. Dieu m’a répondu en ces termes : je ne connais pas cet homme et je ne l’ai jamais crée ! L’humour est aussi une façon de se tirer d’embarras, sans se tirer d’affaire. Comme dans les affaires de justice courantes, notre pauvre homme décide de faire appel.
Cet autre pauvre invente une de ces fables généreuses destinées à alléger les souffrances des gens de sa condition.
Il fait la sieste dans l’oasis, sous le palmier. Des enfants jouant à colin-maillard le dérangent dans son repos. Il se redresse, les appelle, leur raconte, pour se débarrasser d’eux, que dans l’oasis la plus proche on distribue gratuitement des friandises, des dattes sans doute. Les enfants déguerpissent aussitôt. Il s’attend à ce qu’ils reviennent rapidement et se dit qu’il n’aurait pas besoin de plus que ça pour faire son petit somme. Ne voyant pas les enfants revenir, il se dit : et si c’était vrai qu’on distribue des friandises à côté, pourquoi n’en profiterais-je pas aussi ? Et il se précipite dans la direction indiquée fallacieusement aux enfants.
Cet autre homme se baisse pour vider le sable de ses babouches, lorsqu’il se lève, il voit derrière lui une file d’attente et finit par se dire : si les gens font la queue, c’est que quelque chose va être distribuée et dans ce cas je suis trop bien placé pour perdre mon rang. Les hommes derrière lui ont sans doute pensé, l’un après l’autre, qu’une file d’attente ne pouvait que présager du même cadeau. C’est, en somme, le mirage du nécessiteux qui croit à ses propres menteries.
Titre inspiré de Coluche qui a dit «Je pense que les pauvres sont indispensables à la société, à condition qu’ils le restent.»
L.E.