J’étais jeune écrivain quand le grand romancier et dramaturge Mustapha Fersi m’a demandé de préfacer sa célèbre pièce théâtrale « Al-Bayadek » (les pions ) qui sera publiée après vingt ans de censure. C’était en janvier 1990. Un grand défi ! Puisque c’est sa première grande pièce théâtrale. La première où il ose apporter un contrepoint douloureux à la «comédie révolutionnaire». Certains passages sont d’une drôlerie noire irrésistible, d’autres sont déchirants. En relisant cette pièce, on ne peut s’empêcher de mettre en parallèle les « pions d’hier et ceux d’aujourd’hui, aussi caméléonesques les uns que les autres ». Ce qui est assez merveilleux dans ces œuvres, c’est leur capacité, génération après génération, à renouveler les thèmes, autrement dit à faire du neuf avec du vieux. Les relire est une valeur sûre : «D’une lecture à l’autre, on ne saute jamais les mêmes passages», assurait Roland Barthes. Qu’ils sont effrayants, ces pions lyncheurs qui réclament la haine à toute bonne cause ! Monstrueux. Avec leurs figures boursouflées, grimaçantes, sèches comme l’acier. Leur «logique» est pourtant connue. Susceptibilité extrême, extension protectionniste, et enfin défouloir violent sur un bouc émissaire commode. D’apparence «laics» et «modernistes» mais bousculés, affaiblis, stoppés dans leur élan et tenaillés par un obscur désir d’assurer leur part du gâteau, ils ont décidé d’opter pour une «manœuvre lâche» en se jetant dans les bras de l’obscurantisme et l’extrémisme religieux. Les voici désormais encloués dans la cagoterie. C’est bien la preuve qu’ils ont les têtes à l’envers. Dans cette gigantesque entreprise de trahisons, les «rires» affreux de ces idiots utiles de la tyrannie de l’insignifiance couvrent les appels à la raison. Ils se posent en incarnation suprême de tous les mécontents en révolte et prétendent ainsi enraciner leur «populisme révolutionnaire» en défendant une «démocratie» incarnée d’une manière caricaturale par des théocrates. Il s’agit de faire appel à l’émotion, à l’indignation permanente pour susciter le plus de réactions possible, pour le meilleur, mais trop souvent pour le pire. Une notion ambiguë car le cocktail à base de trahison et de traîtrise est aussi concocté par les arrivistes. Il y a deux sortes de pions dans ce pays : les dandys, généralement de l’élite instruite, et les dandins, principalement les troupeaux d’en-bas. La grande occupation des premiers consiste à courtiser les seconds ! Ils ne font que céder à des passions tristes et des promesses électorales cyniques. Avec pour conséquence d’endormir cette population qui n’est pas encore tout à fait réveillée. Ce sont des cas emblématiques de convergence des extrêmes. Ils entraînent derrière, leur qualité de «militants démocrates» et de «gauchistes modernistes», tout en se positionnant d’emblée à l’extrême droite religieuse par une alliance dangereuse avec la horde islamiste. On s’aperçoit alors que pour parvenir à leurs fins, les pions étaient capables de la plus grande farce, recourant au bluff, à la colère hystérique comme aux gesticulations mortifères, à la dissimulation autant qu’à l’usage provocateur des écrans et des ondes. Ils condensent toute la précarité, toute l’angoisse d’une «élite» si profondément déstabilisée et marginalisée et servent de caisse de résonance à l’écosystème extrémiste qui prospère sur leurs forums et les échos de leurs discours. Après le déluge de sornettes déversé par les faux sachants sur ce désastre, inutile de rajouter sa pierre. On ne s’interdira cependant pas de reprendre la belle formule de l’écrivain Georges Orwell :»Toutes les révolutions sont des échecs, mais elles ne sont pas toutes le même échec». Les pions, dépositaires de cette conception prédatrice de la démocratie, ont incarné l’échec du soulèvement populaire (17 décembre 2010 – 14 janvier 2011) et finiront, tôt ou tard, par se retrouver en décalage profond avec le peuple et l’Histoire
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