La vague islamiste avance, portée par cette soupe «démocratique» aux ingrédients variés, mais toujours agrémentée d’une bonne dose d’obscurantisme et d’autoritarisme. Les islamistes, au pouvoir depuis dix ans, entretiennent l’idée que l’islam serait maltraité, qu’il faudrait lui donner des moyens nouveaux et lui permettre d’être plus fort dans la société. C’est par un tel processus de «justification moralisante» qu’une volonté de destruction se transforme en phénomène individuellement et socialement acceptable. Car la cruauté est d’autant plus sûre que les idées défendues sont débiles : «Qui est en droit de vous rendre absurde est en droit de vous rendre injuste», avertissait Voltaire. Un peuple ébranlé, comme le nôtre, par un cynisme généralisé, un délitement de méritocratie, une perte des valeurs, un engloutissement de ses racines, peut être attiré par la solution du pire qui lui est «vendue» comme la plus efficace ! Dans leur désir passionné de faire advenir une «autre société», les islamistes, à l’instar de toutes les tyrannies obscurantistes, foulent aux pieds les valeurs universelles modernes et attirent sans cesse l’attention sur de nouveaux risques. Comme les marxistes avant eux, les islamistes ont un système global d’interprétation du monde et sont persuadés de détenir les clés de la marche de l’Histoire. Ils ne cessent d’en appeler à un changement radical de la conception de l’État qui ramène l’individu à un «élément soumis», en rupture avec l’idée d’une dignité première de l’être humain comme être d’interrogation et de liberté, doté de raison. Dans son livre «Le mouvement islamique et la question du changement», trop souvent oublié, et pourtant si significatif que je m’y replonge régulièrement, Rached Ghannouchi défend l’idée qu’une société cherchant «le salut» n’aurait rien de mieux à faire qu’à se soumettre aux principes de l’islam. Il persiste et signe : «Al – jamaā (la communauté islamique) n’a pas besoin d’État « (Pages 47- 71). Cette approche anarchiste, où le temps semble mis en suspens depuis des siècles et dont l’obscurantisme n’apparaît que comme une légitime incarnation, nous donne «des armes» pour constater plus clairement ce que l’on désigne quand on parle de la vague actuelle de l’islamisme dans notre pays. Tous les livres de Rached Ghannouchi dont notamment « Les libertés publiques dans l’État islamique», «Droits de la citoyenneté : les droits des non – musulmans dans la communauté islamique », « Approches de la laïcité et de la société civile », « De l’expérience du mouvement islamique en Tunisie », « La marche de l’éveil islamique », « La démocratie et les droits de l’homme en islam », reflètent bien l’école de pensée dont il est issu, soit une doctrine qui n’a jamais cherché à masquer ses desseins derrière une pseudo-neutralité intellectuelle. Il n’a rien d’un artisan du concept ni d’un érudit encyclopédiste. Il n’est pourtant pas si superficiel et frivole qu’on a souvent tendance à le croire, généralement sans l’avoir lu. Mais il est à ranger, comme ses pairs «illustres» (Hassen El-Benna, Sayed Kotb ou encore Hassen Ettourabi ) parmi les plus dangereux théoriciens de l’islamisme réactionnaire. Si à l’évidence, son projet recèle une portée d’ordre religieux, l’enjeu est principalement politique. Il était dangereux de croire que cette doctrine obscurantiste et anarchiste pouvait tout refonder et créer un homme nouveau et une société nouvelle. Mais il est tout aussi dangereux de penser qu’elle ne peut plus rien. Elle n’est pas qu’un métaphorique écran de fumée, elle est un redoutable camouflage à motivations fumeuses parce qu’elle nous permet littéralement de ne pas en avoir conscience. Reste que Rached Ghannouchi ignore l’histoire de notre pays et n’a jamais compris que l’art de gouverner la Tunisie exige de respecter les trois piliers de notre inconscient culturel et politique collectif : d’abord, la nostalgie de l’unité nationale perdue après le 14 janvier 2011, ensuite, la tripe républicaine avec des pulsions modernistes qui remontent à la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, enfin, le culte de la grandeur d’Hannibal à Bourguiba. Les trois têtes de l’Exécutif sont assises sur ce tabouret à trois pieds. Sils en oublient un ou en privilégient un autre, cela peut très mal finir.