Les relations tuniso-iraniennes provoquent une polémique entre Mohsen Marzouk et Mezri Haddad

A la suite de la lettre ouverte écrite en arabe que Mohsen Marzouk a adressé à Kaïs Saïed sous le titre de « Nous autres et l’Iran », la réplique la plus cinglante n’est pas venue des zélateurs attitrés du président, qui stigmatisent tous ceux qui osent critiquer le régime, mais du philosophe connu pour son franc-parler et son indépendance, Mezri Haddad. Compte tenu de l’importance politique de cet échange de haute facture intellectuelle, voici, pour nos lecteurs francophones, une synthèse résumant les deux positions.

C’est sans doute la conférence sur « La place de la femme dans la société moderne : les expériences tunisienne et iranienne », qui s’est tenue le 9 février dernier sous l’égide du ministère tunisien des Affaires culturelles et en partenariat avec le Centre culturel iranien de Tunis, qui a suscité un large débat au sein de la société civile et des polémiques, notamment entre M. Marzouk et M. Haddad via Facebook.
C’est d’abord dans sa lettre ouverte à Kaïs Saïed que M. Marzouk a mis le doigt sur un point névralgique, à savoir les liens entre la Tunisie et la République islamique d’Iran. Il a précisé au début de cette lettre, qui a eu un large écho dans les réseaux sociaux, que « nous n’avons aucun problème avec le peuple iranien, quant au régime, c’est une autre question ». Selon M. Marzouk, « indépendamment de l’attitude qu’on peut avoir à l’égard de l’Iran et de son régime, la boussole de celui à qui incombe la responsabilité sur la direction de notre politique étrangère doit être exclusivement l’intérêt de la Tunisie. Les relations étrangères d’un Etat ne doivent pas émaner de la position idéologique et personnelle de celui qui le dirige, mais d’une lecture précise des rapports de force internationaux… ». Et à M. Marzouk de conseiller Kaïs Saïed : « C’est la raison pour laquelle je vous invite, sans chercher à marquer le moindre point politique, à préserver la Tunisie des terribles conflits mondiaux dans la région et dans le monde en général, où l’Iran prend la position qui la concerne selon ses intérêts et ses objectifs avec lesquels nous devons n’avoir aucun lien, qu’il soit apparent ou occulte ». Il a terminé sa lettre en rappelant au président que « les relations étrangères ne se déploient pas par les vociférations, les insultes, les phrases déclamatoires et rigides, mais par l’analyse objective, l’anticipation et la vision à long terme…Il est donc de notre intérêt de rompre avec tout ce qui pourrait nous précipiter, en tant qu’Etat et nation, dans l’inconnu ».
Dans sa réplique, M. Haddad commence sa réponse en disant à M. Marzouk que « le président bien inspiré n’a nullement besoin de vous ni de moi pour le conseiller. Il a avec lui et autour de lui suffisamment d’experts… ». Il expose ensuite trois points selon lui essentiels.
« Primo, ce n’est pas Kaïs Saïed qui a inauguré le rapprochement idéologique et stratégique avec l’Iran, mais ceux qui ont ouvert ce registre explosif, devenu les dernières années une aliénation, ce sont les Frères musulmans qui ont gouverné la Tunisie avec leurs associés, à savoir BCE et son parti Nidaa Tounès… Et il est vain ici d’essayer de dédouaner Ennahdha sous prétexte qu’elle est sunnite, ce qui rendrait son alliance avec le régime iranien caduc, voir impossible. Ennahdha n’a ni foi ni principe à part son obsession du pouvoir et de l’enrichissement… Au sujet du sunnisme et du chiisme, sans nous engager ici dans les controverses byzantines relative aux origines de cette grande discorde et ses implications historiques, nous devons bien faire preuve de vigilance quant au danger d’instrumentalisation de ce conflit comme cela est le cas aujourd’hui…L’Arabie Saoudite elle-même s’était réconciliée avec l’Iran à l’initiative des Chinois. A ceux qui gouvernent la Tunisie de traiter donc avec l’Iran avec la ruse des Perses et non point avec la Taquiyya des chiites !  »
« Secundo, la raison principale dans la disparition de la souveraineté nationale et l’indigence avec laquelle on joue avec les intérêts supérieurs de l’Etat, c’est le putsch du 14 janvier 2011 qui a exposé le pays à la convoitise des pays ennemis et surtout amis. D’un pays stable, prospère et souverain, la Tunisie est devenue depuis,un Etat fragile, mendiant où agissent tous les services secrets. Un pays déserté par une jeunesse paupérisée et engloutie en Méditerranée et vidé de nos meilleurs médecins et ingénieurs absorbés par l’Europe, le Canada et le Maroc. Un pays servile où s’étaient relayés à son chevet John McCain, Madelaine Albright, Georges Soros, Bernard Henri-Lévy et d’autres zélotes de la révolution bouazizienne et du printemps arabe. C’est là le point de convergence entre vous, Kaïs Saïed, Rached Ghannouchi…et la plupart des nouvelles élites politiques à l’exception de la militante honorable et libre, Abir Moussi…  »
Bourguibiste dans l’âme, M. Haddad cite ensuite des extraits des discours mémorables de Bourguiba, qui disait souvent que « l’antagonisme entre les éléments de la même nation mène à l’anarchie, qui constitue un péril pour la pérennité de l’Etat parce que dans son écroulement, la nation se disperse, le peuple subit l’humiliation et le pays devient une proie facile des Etat étrangers… »
Tertio, et « c’est un témoignage que j’ai déjà publié dans la dernière édition de mon livre La face cachée de la révolution tunisienne, 12 ans après le coup d’Etat, page 218, qui relate ma rencontre, le 15 janvier 2011, avec l’Ambassadeur des Etats-Unis en France. En bref, je lui avais demandé pourquoi les Frères musulmans et pourquoi la Tunisie ? N’étiez-vous pas pour un transfert du pouvoir du président Ben Ali vers Kamel Morjane ? Il m’a répondu en toute franchise qu’il était personnellement amis avec Morjane lorsque ce dernier était Ambassadeur aux Nations-Unies de Genève où il était lui-même Ambassadeur des Etats-Unis. Mais, a-t-il ajouté, notre problème avec Morjane, c’est qu’il refusait tout le temps de voter les motions contre l’Iran. Ainsi agissait, en effet, Kamel Morjane, non de son propre chef mais en application d’une politique étrangère imprégnée des fondamentaux bourguibiens, sous la conduite du président trahi et défunt Ben Ali, qui avait payé très cher le prix de son patriotisme et de son attachement à la souveraineté du pays en paroles et en actes ! »
Quoique l’on puisse dire ou penser de l’un comme de l’autre, l’échange entre M. Marzouk et M. Haddad était d’un haut niveau politique et intellectuel, dans un arabe parfait, comme on aimerait en avoir plus souvent en ces temps de diète. Malgré les apparences, leurs points de vue semblent plus complémentaires qu’antagoniques, alors que tout sépare ces deux survivants de la scène politique post 25 juillet 2021.

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