Par Souhir Lahiani
Les réseaux socio-numériques (social networking sites en anglais) ne se contentent plus simplement de favoriser les échanges sociaux, ils se sont transformés en véritables catalyseurs de controverses et d’amplifications médiatiques, comme le démontre le récent cas du chanteur Lotfi Bouchnak. L’annonce de sa triple nationalité, incluant une nationalité bosniaque, a suscité une vive polémique au sein de la société tunisienne, amplifiée par la viralité des réseaux socio-numériques. Pendant deux jours, des débats intenses ont envahi les plateformes, opposant durement les soutiens de Bouchnak à ceux qui voyaient dans cette révélation un acte potentiellement préjudiciable. Ce phénomène illustre avec force la capacité des réseaux socio-numériques à transformer une simple déclaration personnelle en un enjeu national, voire identitaire.
La polémique a été lancée par un journaliste influenceur spécialisé dans la culture “Samir Elwafi”, qui a partagé sur ses pages Facebook et Instagram un message affirmant que Bouchnak n’aurait pas dû révéler d’autres origines que celles tunisiennes. Selon cet influenceur, cette révélation sur ses liens avec la Bosnie-Herzégovine, bien qu’historique et personnelle, risquait de brouiller son image en Tunisie, un pays où il est profondément respecté pour sa contribution culturelle et patriotique.
Les réseaux sociaux : catalyseurs de débats nationaux
Facebook, au cœur de cette dynamique, s’est imposé comme l’épicentre des discussions, dépassant largement son rôle d’espace de sociabilité pour devenir un véritable terrain de bataille idéologique. Dominique Cardon, sociologue français, souligne que cette plateforme constitue un théâtre d’interactions où la mise en scène de soi est omniprésente. Il observe que les échanges y sont majoritairement centrés sur des cercles de proximité sociale, renforçant ce qu’il appelle les « liens faibles » – des connexions superficielles mais qui jouent un rôle clé dans l’extension des réseaux et la propagation des idées. Dans le cas Bouchnak, ces liens ont facilité l’amplification de la polémique, faisant de chaque utilisateur un acteur potentiel du débat.
Ce débat a rapidement cristallisé l’opinion publique tunisienne, divisant les internautes en deux camps bien distincts. Certains suivaient les critiques du journaliste, estimant que l’évocation des origines bosniaques du chanteur ternissait son image nationale et soulevant des questions quant à l’opportunité de cette déclaration. D’autres, tout aussi nombreux, ont pris la défense de Bouchnak, considérant que la reconnaissance de ses multiples origines ne remettait aucunement en cause son attachement à la Tunisie. Ce clivage montre bien comment les réseaux sociaux peuvent transformer une affaire personnelle en débat d’envergure, dépassant le simple cadre privé pour toucher à des questions profondes d’identité et de citoyenneté.
La polarisation créée autour de l’affaire Bouchnak illustre à quel point les réseaux socionumériques sont devenus des acteurs centraux dans la formation et la polarisation de l’opinion publique. Ils ne se contentent pas de diffuser des informations, mais jouent désormais un rôle actif dans la structuration des débats et dans la cristallisation des positions opposées. Les plateformes comme Facebook sont un instrument extrêmement efficace pour la sociabilité, permettent à chacun d’intervenir dans les discussions publiques, mais, à l’heure actuelle, ces discussions exacerbent les divisions, rendant les débats plus intenses et souvent plus conflictuels.
Au-delà de ce cas précis, l’influence croissante des réseaux socionumériques en Tunisie est indéniable. En avril 2024, le pays a enregistré une augmentation significative de l’utilisation des médias sociaux, avec une nette domination de Facebook. Avec 8 834 800 utilisateurs, soit environ 71,5 % de la population totale, Facebook est devenu la principale plateforme de communication en ligne. Cette expansion numérique reflète un engagement croissant des Tunisiens dans l’espace numérique, avec une participation accrue aux débats publics et une implication directe dans la production de contenu médiatique.
La double identité : Fierté ou source de controverse ?
L’affaire Bouchnak va bien au-delà d’une simple polémique, elle révèle les tensions profondes et les sensibilités exacerbées qui entourent les questions identitaires en Tunisie. La réaction rapide et intense de l’opinion publique montre combien le sentiment d’appartenance nationale est à la fois puissant et parfois exclusif. Bien que les internautes tunisiens soient largement connectés au monde à travers les réseaux socionumériques, ils restent profondément attachés à une certaine idée de l’identité nationale. Toute remise en cause, même indirecte, de cette identité peut donc déclencher des réactions passionnées.
Bouchnak, de son côté, a souligné qu’il n’avait jamais renié son identité tunisienne. En partageant cette part méconnue de son histoire, liée à la Bosnie-Herzégovine — un pays avec lequel il partage des racines familiales et où il a été honoré pour son soutien durant la guerre —, il n’a fait que révéler une dimension personnelle de son identité, sans remettre en cause son profond attachement à la Tunisie.
Cette controverse pose une question essentielle : dans une société moderne, peut-on revendiquer et être fier de plusieurs appartenances culturelles tout en conservant un lien indéfectible avec son pays d’origine ? Pour Bouchnak, la réponse est claire : sa fierté d’être tunisien coexiste harmonieusement avec la reconnaissance de ses racines bosniaques.
Amplifiée par l’intervention d’un influenceur culturel, cette affaire illustre aussi le rôle crucial des réseaux socionumériques dans la création et la diffusion des débats nationaux. Si ces plateformes permettent à chacun de s’exprimer librement, elles ont aussi la capacité d’amplifier les divisions et de rendre les discussions plus polarisées qu’elles ne le seraient dans d’autres espaces. Au fond, le débat sur l’identité de Bouchnak reflète une Tunisie à la fois fière de ses racines et sensible aux questions de nationalité et d’appartenance, dans un monde en pleine globalisation.
L’imaginaire de l’internet est puissant – il a contribué à en forger les outils matériels et logiciels et à diffuser une idéologie permettant de mobiliser ses utilisateur·rices (Flichy, 2001). En particulier, les réseaux socionumériques ont nourri les utopies liées à la liberté d’expression et aux échanges entre égaux, capables de porter la contradiction voire de renverser les puissants (Ballarini Loïc).
Les pratiques en ligne sont influencées par des logiques similaires à celles des pratiques hors ligne, suggérant une continuité et une interdépendance entre ces deux sphères. Les réseaux sociaux numériques, loin d’être un espace public homogène et stable, sont décrits comme une multitude d’espaces fragmentés, publics seulement en partie et souvent polarisés, à l’image des espaces publics traditionnels (Ballarini, 2018).
Contrairement à l’idée répandue selon laquelle ces réseaux encourageraient la diversité et l’ouverture, leur fonctionnement tend à favoriser la diffusion des discours conservateurs. Cela s’explique par la nature affective de ces discours, qui sont plus facilement partageables, ainsi que par le rôle des algorithmes de recommandation. Enfin, l’argument est avancé que ceux qui réussissent dans cet environnement numérique sont les individus ou organisations disposant de ressources, d’une communication cohérente et de structures hiérarchiques bien établies, ce qui leur permet de s’adapter efficacement à la dynamique numérique complexe.
L’idée clé est donc que, loin d’être démocratisant, les réseaux sociaux tendent à renforcer certains discours conservateurs et à favoriser ceux qui sont mieux organisés et structurés.
« Les personnes et les organisations dotées de ressources, de messages cohérents et de structures hiérarchiques efficaces sont celles en position de naviguer avec succès sur les eaux tumultueuses de l’univers numérique » (Schradie, 2022 : 23).
Références utilisées :
* Ballarini Loïc, « Réseaux socionumériques » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics.
*Impact des réseaux sociaux sur la sociabilité ; Le cas de Facebook ; Par Godefroy Dang Nguyen et Virginie Lethiais; Pages 165 à 195.
*L’usage des réseaux socionumériques : une intériorisation douce et progressive du contrôle social; Par Serge Proulx et Mary Jane Kwok Choon; Pages 105 à 111.
Statistiques : https://ikigai.tn/social-media-usage-in-tunisia-apr-2024-overview/