Les snipers de la discorde !

L’histoire ne manque pas souvent de combats inégaux qui ont abouti, mais celui de l’assassinat de plusieurs manifestants par des «snipers», pendant le soulèvement populaire (décembre 2010-janvier 2011), promet d’être difficile à gagner. Les familles endeuillées pensent qu’il mérite d’être mené. Que l’on sache, en effet, et quels que soient les arguments officiels, les enquêtes officieuses et ces tenaces préjugés qui nous collent à l’âme et nous installent à demeure du côté des caricatures, des mensonges et de l’errance, qui voudraient justifier le contraire, les «snipers», ces «commandos mobiles de tuerie» chargés de liquider par balles les manifestants, sont bien une vérité. On y pense, puis on l’oublie. Bien sûr, chacun sait que cette vérité fut immensément manipulée mais cette manœuvre ne l’a pas rendu moins énigmatique. Pas un mot sur cette tragédie, pas une question sur ses origines. Les consignes du pouvoir islamiste et ses alliés, pendant la décennie de braise, étaient claires, voire abruptes, mais bien intentionnées, certains responsables, nous dit-on, ont été éjectés prématurément de leurs sièges pour avoir enfreint la règle. Les décideurs au pouvoir ne peuvent pas dire : «Nous ne savions pas !» Ils savaient, et par de nombreux canaux. Et l’affaire est sans cesse repoussée. Comme un cauchemar qui ne finirait pas de ne pas surgir. Ainsi la nuit de folie (17-18 janvier 2011) à la cité «Ennour» dans la ville de Kasserine, un des épisodes les plus troublants du soulèvement populaire, demeure une «cicatrice» dans un rêve révolutionnaire qui s’est cramé les ailes ! Les mots ne font pas le moine. Ils offrent une définition à la langue parlée ou écrite et au dictionnaire, mais ils en couvrent souvent une autre, cabalistique, secrète. Ce mot «cicatrice» en fait partie. En cette nuit, quelques milliers trépignent d’impatience. Plus de boulot, plus d’avenir. La porte largement ouverte au pire. Les jeunes de cette cité noyée dans la misère portent ces cauchemars sur leurs épaules. Ils manifestent contre le pouvoir depuis trois jours sous la pluie et dans la boue. Parce que c’est tout ce qui leur reste. Tout d’un coup, un cri déchira la nuit et Amine tomba fauché par une balle. Ce massacre avait jeté sur le bidonville un nuage de terreur, donnant l’image d’une cité et d’une ville dominées par la peur, le désespoir, l’absurdité et le non-sens. Et depuis, quand les insomnies des habitants de cette misérable agglomération tournent au cauchemar, ils ouvrent l’album affreux de cette nuit, partent dans le noir et prennent des chemins qui mènent aux tranchées noires. La maudite cité est devenue un monstre qui les a engloutis. D’autres assassinats avaient précédé ce massacre, d’autres allaient suivre, d’une sauvagerie inégalée dans les annales du crime. Ces snipers mercenaires à la balle unique  n’avaient fait que suivre les ordres de leurs recruteurs. L’affaire se nimbe de mystère. Notre ambition, bien que risquant de faire grincer des dents n’est pas de jeter de l’huile sur le feu. Ce que nous demandons : revenir sur une tragédie longtemps masquée, éclairer sa portée en déconstruisant ses «nœuds», creuser des brèches dans l’oubli, explorer le deuil de toute une cité, les traces de la souffrance dans les esprits et les âmes, les causes de cette mécanique de la fatalité. Faire comme un archéologue qui reconstitue un squelette à partir de quelques os. Pour construire la vérité, il fallait tout d’abord démolir les mensonges et les contre-vérités. Pour arriver à la maison de la vérité, il faut remonter le chemin de la vérité. Où sont les voix de la raison, les associations de lutte contre l’oubli, les chantres présumés des Droits de l’Homme, les journalistes d’investigation ? À de rares exceptions près, ils brillent hélas par leur absence. Pire : certaines «têtes pensantes» ont même sommé les activistes d’abandonner ce combat ! Il ne reste malheureusement qu’»à crier dans les ruines», selon le titre d’un poème d’Aragon.

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