Il m’est difficile de penser au dixième anniversaire de la Révolution sans revenir sur le roman de Mohamed Saleh Al-Jabri intitulé « La nuit des dix ans » (Leilet Assanawat Al Achr) qui a été publié en 1982. Ce romancier fait partie de la première génération des romanciers tunisiens et a publié plusieurs romans que ma génération a eu à étudier et à lire lors des années lycée.
Ce roman était de mon point de vue l’un des meilleurs romans de Jabri et il a été choisi parmi les cent meilleurs romans arabes. Il a été adapté au cinéma par le metteur en scène Brahim Babay. Ce film a été censuré et n’a pu sortir sur les écrans qu’en 1990 du fait d’une lecture critique de la trajectoire de l’Etat indépendant et des dérives du projet du mouvement national.
Ce roman relate l’histoire de trois amis qui étaient engagés dans la lutte de libération nationale et la révolte contre l’occupant. La vie les a séparés pendant plusieurs années et ils vont de nouveau se retrouver par hasard. Cette rencontre fortuite sera l’occasion d’un regard sur la trajectoire de l’Etat indépendant et le recul des rêves qui les ont rassemblés au cours du mouvement national.
Ce roman a posé une thématique devenue classique dans le parcours des révolutions, celle de la mélancolie révolutionnaire qui accompagne les dynamiques révolutionnaires, particulièrement lorsqu’elles ne réussissent pas à réaliser les rêves et les espoirs de ces moments. D’ailleurs, l’historien Enzo Traverso a consacré un essai à cette thématique intitulé « Mélancolie de gauche » publié aux éditions La découverte en 2016. Dans cet essai, Enzo Traverso a analysé cette mélancolie sous différents angles, historique, politique, philosophique et psychologique en essayant de ressortir les raisons et les causes profondes de ce mal commun aux moments révolutionnaires.
Ces analyses et ces lectures montrent que la situation tunisienne n’est pas unique, que la frustration que nous connaissons depuis quelques années est commune à toutes les dynamiques révolutionnaires et que cette quête de lendemains qui chantent est souvent trahie.
Mais, la question qui se pose de mon point de vue est de comprendre les raisons profondes de cet abattement et de ce désenchantement qui accompagnent cette déviation des dynamiques révolutionnaires et leur incapacité à réaliser leurs promesses initiales.
Pour répondre à cette question, il est important d’évoquer deux éléments majeurs qui sont au cœur du désenchantement et de cette amertume du devenir des processus révolutionnaires. La première raison est d’ordre politique et social et concerne l’absence d’un bloc historique comme l’a exprimé le leader communiste et intellectuel Antonio Gramsci dans son analyse des mouvements sociaux et des luttes sociales. Le concept de bloc historique souligne les alliances larges mises en place par des couches et des classes sociales ainsi que des partis politiques, des mouvements sociaux, économiques et culturels afin d’opérer un changement social ou une révolution politique, sociale et culturelle. L’une des conditions du succès de ce bloc historique est l’existence de couches hégémoniques du fait de son influence politique, économique ou culturelle, capable d’assurer son leadership sur cette alliance et de lui imposer son projet politique et social.
L’importance de cette grille de lecture introduite par les idées novatrices d’Antonio Gramsci est de rompre avec la lecture et l’analyse marxiste classique qui lie le changement social de manière automatique avec la montée d’une classe sociale bien déterminée qui sera en mesure de conduire les révolutions sociales et les changements politiques. Ces classes étaient la bourgeoisie dans les sociétés féodales et la classe ouvrière dans les sociétés capitalistes. Cette grille de lecture traditionnelle a fait l’objet d’un grand nombre de critiques et de remises en cause du fait de sa difficulté à comprendre et à analyser la complexité des dynamiques sociales et leurs interactions. Le concept de bloc historique offre de ce point de vue une grille d’analyse beaucoup plus ouverte pour mieux comprendre les grandes transitions historiques.
Si nous revenons à l’analyse de la Révolution tunisienne, on peut souligner que l’un de ses plus grands défis concerne l’absence d’un bloc historique capable de réunir tous les Tunisiens dans cet instant révolutionnaire. L’inexistence de ce bloc est le résultat des politiques systématiques de l’ancien régime qui a cherché à remettre en cause et à interdire toutes les expressions indépendantes du mouvement social. D’ailleurs, notre pays n’est pas une exception dans la mesure où tous les régimes autoritaires dans le monde ont cherché à étouffer dans l’œuf toutes les velléités de pluralité et d’indépendance du mouvement social. Ces régimes ont cherché à cristalliser la diversité de leurs sociétés dans le concept de l’unité nationale qui interdit toute expression dissidente de la ligne officielle du parti et de l’Etat. Ce projet interdit toutes les expressions indépendantes pour les couches sociales et impose par conséquent, un grand unanimisme du corps social.
L’un des plus grands défis de ces sociétés est l’absence d’institutions intermédiaires comme les partis, les organisations sociales et professionnelles ou les institutions de la société civile capables d’organiser le mouvement social, de le canaliser et donc de conduire les débats et les luttes sociales de manière civile et ordonnée. Ainsi, les révolutions se transforment en conflits ouverts parfois d’une violence inouïe comme c’est le cas en Syrie, en Libye ou au Yémen.
Notre pays a connu cette situation au lendemain de la Révolution. Les partis politiques étaient faibles et marginalisés et avaient perdu toute influence dans l’espace public. Les grandes organisations nationales comme l’UGTT ou l’UTICA ont certes gardé une grande influence au niveau social mais l’ancien régime les a empêchées de jouer un rôle politique national jusqu’à la veille de la Révolution où elles se sont libérées de cette mainmise.
On peut également dire la même chose des organisations de la société civile qui ont fait l’objet d’un important contrôle et n’ont pas pu par conséquent jouer leur rôle politique librement.
Ces facteurs ont pesé dans l’absence d’un bloc historique capable d’ouvrir des perspectives politiques à notre Révolution depuis son avènement. Mais, notre pays a eu la chance, contrairement aux autres pays du « Printemps arabe », de trouver dans les organisations sociales nationales, dont l’UGTT et l’UTICA, des institutions qui ont joué un rôle important dans la marche de notre dynamique politique en l’absence d’un bloc historique. Ainsi, au lendemain de la crise politique de 2013 et l’avènement de la violence dans l’espace public et les assassinats politiques, les institutions de la société civile, particulièrement le quartet, ont joué un rôle important dans l’organisation d’un dialogue national qui nous a permis de sortir par le haut de cette crise et de poursuivre notre expérience de la transition démocratique de manière pacifique.
La seconde question qui explique les difficultés de notre transition, et qui n’est pas sans rapport avec l’absence du bloc historique, concerne l’absence d’une vision stratégique et d’un projet de long terme pour construire une expérience nouvelle. Les grands choix et les priorités ont fait l’objet de grands conflits et oppositions sans que nous soyons en mesure de parvenir à un consensus sur les mesures à mettre en place et les réformes à initier. Ainsi, la plupart des choix économiques font aujourd’hui l’objet de divergences et nous n’avons pas été en mesure de parvenir à la définition d’un nouveau projet de développement. Les mêmes oppositions ont également plané sur les aspects politiques de la transition et ont fait de la crise politique permanente l’un des défis de cette transition démocratique.
Comme c’est le cas dans le roman d’Al-Jabri, notre dynamique révolutionnaire a connu une grande mélancolie comme tous les processus révolutionnaires dans le monde. Ce désenchantement et ces désillusions sont le résultat de l’absence d’un bloc historique capable de conduire cette dynamique et lui donner un projet et une vision du futur.
Ces défis sont toujours d’actualité et le succès de notre transition passe par le rassemblement des Tunisiens autour d’un projet commun pour l’avenir de notre transition démocratique.
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