Les mots ont un sens. «Nous sommes en crise gravement insidieuse». L’air de ce temps politique est à l’»antisystème», aux choix « disruptifs », au «dégagisme». Ce qui, en matière de politique politicienne, se traduit par: on «bloque» ; pour le reste, on verra après. Le psychodrame du pays est aujourd’hui le produit de trois pathologies : islamisme, dogmatisme et populisme. Ce cocktail détonant est le carburant qui alimente le désarroi que vivent les Tunisiens. Les trois présidents incarnent, depuis une décennie, une certaine vérité de notre quotidien politique : le toupet comme affirmation de la volonté, le délire comme mode de domination, le narcissisme maladif comme outil de soumission. En bref, la fâcheuse frivolité de notre jeune et vulnérable « démocratie «.
Au service de leurs convictions, le président Kaïs Saïed, le Chef du gouvernement Hichem Mechichi et le président de l’Assemblée des représentants du peuple Rached Ghannouchi, ont une seule et unique méthode de «débat» : la sourde guerre civile. Le concurrent politique est un ennemi, pas un adversaire. Il incarne à la fois le Mal et le Faux, face au Bien et au Vrai. Dans cet univers où les délires de l’idéologie sont entretenus dans un climat d’affrontement permanent, le compromis, base de la démocratie, est une « trahison «. Négocier, c’est pactiser avec l’ennemi !
Dans son livre «La République injuriée», le juriste et universitaire français spécialiste de droit constitutionnel Olivier Beaud pose la même question qui ne cesse de tarauder les Tunisiens : que peut un État «démocratique» face à des forces qui l’abhorrent jusqu’à ses fondements ? Comme on pouvait le craindre, la réponse offerte par les trois présidents, est celle d’un naufrage. Ils jouent trop au ping-pong, pas assez aux échecs, en se livrant dangereusement au périlleux exercice du « jusqu’où ne pas aller trop loin «. Il est de plus en plus clair qu’ils, par leur façon d’exercer le pouvoir, minent le fonctionnement de la vie démocratique. Ils jouent hors des clous, s’entourent des gens qui n’ont que faire des normes et nient l’évidence. Pour eux, tous les coups sont permis et le système, les institutions, toute cette mécanique compliquée de la représentation démocratique, doivent s’incliner, sans avoir leur mot à dire devant eux. Ils semblent atteints par l’hubris, l’ivresse du pouvoir. L’obstacle est énorme : l’ego. Tout cela a causé tant de tort au peuple que les tyrans dans la longue Histoire de notre pays n’auraient pas pu faire mieux. En politique, le cynisme peut conduire non seulement à la trahison mais à la tragédie. C’est l’une de ces honteuses lâchetés dont tout le monde sait qu’elles sont porteuses de guerres civiles. Le risque est celui de l’embrasement général et ici, comme dans plusieurs autres situations, ce qui est en jeu, c’est la stabilité du pays. La situation est catastrophique, en effet, et il est désormais impossible de l’ignorer. Les rapports économiques et sociaux se succèdent dans une sorte d’accumulation cauchemardesque, pour dire la gravité des menaces, leur étendue, l’irréversibilité des dommages et événements extrêmes qui se multiplient. Quel peuple aura connu, en une seule décennie, une telle saignée ! Si la démocratie tient encore tant bien que mal, le chaos politique s’intensifie et aucune issue à la crise n’est en vue. Les trois présidents sont essoufflés mais loin d’être à terre. La colère de la population contre un parlement incapable de parvenir à des compromis sur des questions brûlantes est si forte que la «stratégie» visant à jouer le peuple contre les députés «corrompus «, «prédateurs», «saboteurs» «ignares» et «capitulards» porte ses fruits, comme en attestent les derniers sondages d’opinion. Reste que nos élites «bien-pensantes» sont encore comme des lapins pris dans les phares d’une voiture, saisis de panique, incapables de penser et d’agir rationnellement pour sauver le pays et leur dignité. n
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