Les Tunisiens dans la Grande Guerre 1914-1918: Une mémoire centenaire oubliée

 


Le 11 novembre de chaque année est commémoré comme étant le jour de l’armistice, avec une pensée pour les morts de la Grande Guerre dont on célèbre cette année le centenaire. Les ambassadeurs se dirigent vers de nombreux cimetières de la seconde Guerre mondiale afin de se recueillir sur les tombes des soldats morts ici, en terre tunisienne, pendant la Campagne de Tunisie (8 novembre 1942-13 mai 1943). Très peu de personnalités politiques ou de la société civile ont pris part à cette manifestation, comme si elle ne nous concernait  pas… Et pourtant ! Plus de 16.000 soldats ont péri dans cette guerre. Cet événement majeur — pensons-nous —  est absent de la mémoire collective des Tunisiens. Alors que l’Europe et les États-Unis engagent en cette année des commémorations qui vont durer quatre années successives, aucune manifestation officielle n’est prévue à cette occasion si ce n’est la journée d’étude qui a été consacrée,  lundi 10 novembre, aux Archives nationales de Tunisie en collaboration avec l’Institut supérieur d’histoire de la Tunisie contemporaine, de l’Institut de recherches sur le Maghreb contemporain (IRMC) et de l’Unité de recherches Études méditerranéennes et internationales. Mais que devrions-nous garder en  mémoire de cette Grande Guerre ? Quelle a été l’importance de la participation tunisienne et quelles ont été ses conséquences en Tunisie ?

 

Contre l’oubli

Aucun monument en Tunisie ne rend hommage à ces Tunisiens  qui s’étaient  engagés sur les fronts en France, et même en Turquie plus tard, triste constat ! Or, les Tunisiens mobilisés,  parmi lesquels les morts se comptent par milliers dans cette guerre, les batailles menées par les différents régiments sont partout glorifiées en France. Mais ici même, en Tunisie, nous n’avons plus aucun souvenir d’eux ! Sommes-nous historiquement amnésiques ? Même au Musée de l’Armée de la Manouba, très peu de traces matérielles existent pour rappeler les épopées de nos régiments de « tirailleurs tunisiens ». Même si ces soldats sont morts hors de nos terres pour une guerre qui ne fut certes pas la leur, cela n’excuse aucunement un tel oubli.

L’année 2014 sera fêtée en grande pompe en France, en Grande-Bretagne, en Italie et dans l’ensemble des pays colonisés qui ont pris part à cette guerre, car cela sera le centenaire de l’une des plus grandes guerres du 20esiècle.Il est question ici de remettre les pendules à l’heure et rappeler la participation tunisienne à cette guerre, retracer quelques batailles et dresser le bilan tristement lourd en termes  de victimes,de blessés et de mutilés.

Trois colloques seront consacrés d’ici 2016, répartis entre la Tunisie, le Maroc et la France, pour revenir sur l’importance de cette guerre, ses différents aspects ainsi que sur son impact. «Les Armées d’Afrique dans la Grande Guerre», telle sera la bannière sous laquelle un véritable travail d’histoire et partiellement de mémoire sera engagé avec plus de quatorze institutions universitaires de recherches. Nous aurons l’occasion d’y revenir.

 

Les Tunisiens dans la Guerre 14-18

Selon la loi du 26 décembre 1899, la Tunisie est devenue soumise à la loi de mobilisation et de recrutement militaire français pour tous ceux qui ont atteint l’âge de 19-21 ans. L’opération de recrutement se fait par  un «tirage au sort», supervisé par le cheïkh, le Caïd et le Contrôleur civil français. Dès 1904 la France commençait à compter sur les réservistes qui seront plus tard (1914) extrêmement utiles à l’opération de recrutement pour le départ au front. La loi du 13 avril 1910 permit aux Tunisiens de rejoindre l’armée en tant que contractuels pour des périodes allant de 3 à 5 ans.

D’après le premier recensement de la population tunisienne établi en 1911, la Tunisie comptait à l’époque 1.700.000 habitants, dont 88.000 Italiens et 48.000 Français. Autant dire que les recrutés dans l’armée seront surtout ceux en âge de procréer (18-45 ans) ce qui affectera sûrement l’équilibre démographique de la population musulmane tunisienne, 25% de cette population dite «active» sera mobilisée, ce qui est disproportionné, voire impensable !

Au début de la guerre, en cet été 1914, la France, en plus des militaires, avait besoin d’une main-d’œuvre qui sera affectée à l’agriculture et aux divers autres métiers et, en 1917, l’industrie de guerre connut un essor spectaculaire, d’où l’orientation des besoins plus vers une main-d’œuvre à la fois massive et spécialisée.

En général, le nombre total de Tunisiens engagés dans cette Grande Guerre a atteint 87.332 hommes, soldats et ouvriers confondus. Ce chiffre représente près de 3.9% de la population totale et 25% de la population active (18-45 ans). La participation tunisienne est à ce titre la plus importante du Maghreb si l’on établit le rapport entre recrutés et nombre d’habitants, l’Algérie 3.5% et le Maroc moins de 1%.

 

L’ordre des batailles et les épopées militaires tunisiennes

Le baptême du feu des régiments et des troupes tunisiennes n’a commencé qu’en 1915, car il fallait tout d’abord les entraîner et les acclimater au nouvel environnement européen. De nombreux jeunes ont péri, d’autres se sont retrouvés gravement malades en raison du changement climatique et des habitudes alimentaires nouvelles.

 

L’épopée du 4e Régiment de tirailleurs tunisiens (4e RTT)

Dès le 15 septembre 1915, le 4e RTT est engagé dans la bataille de l’Artois, à la frontière belge et comprend 2.000 hommes. Ce Régiment d’élite perdit 155 de ses hommes et 506 d’entre eux furent blessés dans cette bataille. Ce régiment fut toutefois restructuré avec 1.884 hommes et fut redirigé de nouveau le 25 octobre 1916 vers Verdun, l’épicentre de la guerre qui se déroulait dans le nord de la France. Ils ont pu franchir la ligne de feu allemande sur une profondeur de 2 km et purent capturer 1.038 soldats allemands, mais ont connu de nombreuses pertes estimées à 1.285. En mars 1917, le 4e RTT fut dirigé vers la région de Champagne où il a mené une véritable guerre de fantassins. Voici quelques-unes de ces batailles :

La bataille de l’Aisne, Heurtebise, Vaux-Varennes. Une deuxième fois le régiment restructuré fut dirigé le 20 août vers Verdun où il mena une lutte acharnée dans la guerre de positions et dont certains de ses soldats furent nommés «héros de Verdun». Le 17 septembre 1917, le 4régiment fut décoré de la Croix de Guerre ainsi que de la troisième Palme. Le Régiment termina la guerre dans le nord-ouest, à Amiens et réussit à délivrer de nombreux villages de l’occupation allemande.

Le 4e RTT fut le Régiment étranger le plus décoré, il participa à juste titre au défilé du 14 juillet 1919 qui a été tenu sur les Champs-Elysées en célébration de la victoire.

D’autre part le 8e Régiment de tirailleurs tunisiens s’est illustré dans de nombreuses batailles de la Grande Guerre. Les batailles telles que celles de Charleroi, Villiers-le-Sec, Montmirail, Château-Thierry, Noyon, etc. Ce régiment d’élite a vu aussi la plupart de ses hommes périr lors de ces batailles et avait réussi à effectuer de nombreuses percées sur le front allemand en délivrant aussi de nombreux villages de l’occupation.

 

Bilan

Le bilan des pertes humaines de la participation tunisienne fut très lourd : 16.509 tués, soldats et travailleurs confondus, ce qui constitue à peu près 16% de l’effectif total envoyé. Les blessés dépassèrent largement les 10.000, dont de nombreux mutilés dont un grand nombre souffrait de maladies infectieuses et respiratoires dues à l’usage du gaz moutarde. C’est la première fois dans cette guerre qu’il y eut recours à l’arme chimique.

Des monuments aux morts sont érigés un peu partout en France en mémoire des soldats tunisiens pour saluer leur bravoure au combat. Le 4e RTT et le 8e RTT sont restés illustres dans les annales de cette guerre et ce n’est pas seulement par reconnaissance aux sacrifices, mais et surtout pour le courage, leur bravoure et l’héroïsme qu’ils ont montré durant ces combats qu’ils sont devenus un modèle. Mais signalons aussi que les troupes maghrébines  ont été souvent utilisées comme «chair à canons», elles étaient toujours en première ligne dans les confrontations frontales avec l’ennemi. La France, après la guerre, dut faire des concessions en reconnaissance à ces sacrifices et Georges Clémenceau érigea la Mosquée de Paris dans le Ve arrondissement en 1924 en guise de remerciement envers les musulmans tombés dans les champs de bataille de cette Grande Guerre.

 

L’impact de la Grande Guerre

Pendant de longues années, les Tunisiens, après 1918, évitaient de déclarer la naissance de leurs enfants à l’état-civil, de peur qu’ils ne soient affectés à l’armée. Aussi, l’imaginaire populaire avait gardé, et pour des générations, l’amer souvenir de cette guerre et surtout l’emprise de l’administration locale, le Caïd et le Khalifat et le Cheïkh, qui ont vu leurs pouvoirs s’étendre et avaient même une emprise sur les enfants et les familles par le pouvoir de l’enrôlement dans l’armée. Cette guerre et ses retombées avait permis à la Tunisie de rentrer pleinement en contact avec la civilisation européenne : habits, cafés, produits manufacturés et surtout pendant les années folles qu’a vécues l’Europe dès 1922, un changement profond commençait à s’opérer sur le mode de vie dans les grandes villes tunisiennes. L’après-guerre a eu des impacts profonds sur le paysage politique tunisien : on a assisté à la naissance du premier parti politique structuré le Parti du Destour du Cheïkh Abdelaziz Thâalbi. En 1924 c’est au tour de Mohammed Ali El Hammi de fonder le premier syndicat tunisien.

 

Conclusion

Il s’agit ici d’un simple aperçu qui ne comble certainement pas les attentes, car la guerre et ses impacts ont de multiples facettes. Ramener à la mémoire, les Tunisiens tombés aux champs de guerre —malheureusement des oubliés de l’histoire et de la mémoire—,est un devoir national de commémoration, mais aussi d’histoire. Alors qu’en France, ils sont considérés comme des héros, sommes-nous capables de nous réapproprier leur histoire ?

Il est grand temps de décomplexer notre histoire, de la lire, de l’écrire, de l’enseigner, non pas dans un esprit fanfaron et historisant, mais la tête froide pour pouvoir  remettre ces événements dans leurs contextes précis et  offrir aux générations futures une vision objective de ce qu’est notre histoire, dans toutes ses dimensions.

 

F. C.

 

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