Les Tunisiens et la sexualité : À travers le prisme du racisme

 

Par Khalil Zammiti

Devant le vin, la prière, les stupéfiants ou la sexualité, les Tunisiens n’ont rien de bien singulier. Car la spécificité, notion chère aux ethnologues, inaugure le débat mais peine à conclure le dialogue. La condition humaine surplombe les divers mondes sociaux et engage l’investigation sur une voie plus certaine. Partout et toujours, une même odyssée prévaut sous les oripeaux de la diversité. Dans ces conditions, l’observateur du particulier arrête son char à mi-chemin s’il ne lorgne vers le ciel de l’universel.

A travers la Tunisie, le ton de l’analyse rejoint tous les pays. A dix neuf ans et demi, Selma, bien galbée, peu alphabétisée, sans ressources, ni emploi, doit créer les 120 dinars affectés au loyer. Hana, sa colocatrice et serveuse dans un café, paye l’autre moitié. Elles habitent à Raoued et Selma vient de fêter ses fiançailles avec un Ivoirien. Elle montre, non sans fierté, le petit coffret où scintille l’alliance enfin acquise à la barbe de mille et une difficultés. Lait, couches, remèdes et soins quotidiens coûtent cher à la fille mère pour tâcher de satisfaire, au mieux, les besoins de son bambin. Il a trois mois. Avec les 130 dinars envoyés d’Abidjan par le beau père, son fiancé achète le précieux bijou et le déclare suffisant pour la cérémonie, car il n’a pas de quoi payer une seconde bague à fourrer dans l’un de ses doigts comme il se doit. Elle me dit : « Dans la rue et à chaque pas, les gens, moqueurs, nous lancent, à la figure des « cahlouch » en guise d’injure. Toutes les fois, je m’abstiens de répliquer mais j’ai envie de leur dire « il est cahlouch, mais je vais avec lui et je ne viens pas vers vous, car vous êtes incapables d’avoir sa gentillesse ». Quand elles nous croisent, les bandes agressives et vulgaires nous adressent des variations sur ce même thème : « Tu couches avec les noirs pour leur gros sexe et l’argent ».

Parfois, un bras d’honneur accompagne l’obscénité. Lâches, ils n’osent agir ainsi qu’à plusieurs. Certains font semblant de parler entre eux et juste au moment de nous dépasser ils disent, à haute voix : « Les noirs exploitent les filles laissées pour compte » au bien « Si la chouette valait quelque chose les chasseurs ne l’auraient pas délaissée ». De surcroit, tout cela est faux. Mon homme travaille à titre occasionnel dans les chantiers ou les jardins. Il gagne peu, à peine de quoi survivre, et son oiseau est tout petit. Elle rit.

 

Intérêt, amour et sexualité

Je lui commente, alors, le mot de Lévi Strauss tout à fait approprié à son judicieux propos : « En face des conceptions racistes qui veulent voir dans l’homme un produit de son corps, on montrerait au contraire que c’est l’homme qui, toujours et partout, a su faire de son corps un produit de ses techniques et de ses représentations ».

Pareille formulation déploie le tremplin de l’envol eu égard à quoi il n’y a ni Tunisien, ni Péruvien, ni Indien, ni Canadien ou Italien. Quelque part chaque société colloque avec toutes les sociétés.

Impressionné par l’extraordinaire clairvoyance et la profonde pertinence de Selma, je cherche à pousser plus avant l’exploration quitte à endosser les gants de l’indiscrétion :

– «  Vous vous aimez ? »    

– « Oui, enfin comme tout le monde. On s’entend bien. Il y a aussi les intérêts. (masalah) »

–  « Quels intérêts ? »

– « Il me donne un père pour mon fils. Lui, veut rester en Tunisie et le mariage l’arrange. Il fut footballeur et il a reçu des promesses de contrat pour un engagement dans une équipe de football ».

Connivence interpersonnelle et marge d’intérêts communs ont à voir avec cette alliance.

L’énonciation de ces deux registres entremêlés soulève un coin du voile sur une loi générale.

Selon Machiavel, un mélange d’amour populaire, surtout au début du règne et de contrainte policière, assure au prince, la permanence de sa puissance.

Mais revenons à notre champ d’observation. Codification sociale des rapports construits entre les sexes, le mariage combine l’attrait avec le sens de l’intérêt partagé.

Le dosage varie, mais bien futé serait le traceur d’une limite claire et nette entre les deux ou trois composants de cette omelette.

L’expression « bent lahseb wa nseb » désigne la recherche de la fille bien née mais aussi fortunée. Une fois les cœurs désunis, le contrat contraint et, par ce biais, punit. Voilà pourquoi au pays où scintille de mille feux la capitale mondiale de l’amour, une femme tombe dans sa tombe tous les deux jours et demi sous les coups de son dit chéri. Pareille hécatombe exhibe l’analyseur des statistiques à établir ailleurs de par le monde.

 

Dépendance économique et prison domestique

Jadis, au poste policier de Ben Arous une jeune femme au bras lacéré entre et je m’apprête à prendre congé, mais le chef de poste m’invite à demeurer. Furieux de ne pas trouver l’épousée au logis, dès son retour, le mari, éméché, insulte bouscule, déchire les habits, frappe et finit par employer son couteau à cran d’arrêt. Le chef ordonne à deux policiers de l’amener. Une fois l’arme blanche posée sur la table, commencent les questions et les réponses :

– « Pourquoi l’as-tu violentée ? Elle rendait visite à la voisine juste à côté »

– « Elle ne doit pas laisser les enfants seuls »

Les policiers l’évacuent et le placent dans une autre pièce. Le chef de poste reprend la discussion :

– « Bon, tout est clair maintenant. Tu vas faire ta déposition et il ira en prison »

Après un brin d’hésitation elle déclare à l’agent :

–  « Moi je veux bien. Il est agressif, il ne m’apporte que des ennuis et je sais qu’un jour il me tuera. Mais s’il va en prison qui nourrira les enfants et payera le loyer ? ».

Excédé le gardien des lois lève la voix :

– « Pourquoi es-tu venue si tu refuses d’assumer ta plainte ? Ne reviens plus jamais ici quoi qu’il te fasse ! ».

Dans l’exercice de ses fonctions drastiques le policier n’a que faire de la complexité sociologique déjà élucidée par Alexandra Kollontaï en matière d’émancipation et de lutte féministes. Pour la militante moquée par Lénine, la dépendance des enfants et de l’économie barre la voie de l’autonomie. Simone de Beauvoir en France et Kate Millet aux États Unis n’ont rien ajouté depuis.

Car la devancière appliquait le mot, fameux, d’Auguste Comte : Il n’y a de connaissances réelles que celles qui reposent sur des faits observés ».

Kh. Z. 

 

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