Les Tunisiens et le vin : du fils de la lune au fils de la vigne

 

 

"Le matin buvez un finjal (tasse) d’huile naturelle ". Dans ses discours Bourguiba, le sahélien, recommande l’huile crue et déconseille l’huile cuite. Mais sans fréquenter les délices du vertige dionysiaque, l’éducateur « suprême » n’a jamais damné le coupable d’une bonne cuite.

Avec l’accès de l’islamisme au sommet de l’État, Ghannouchi annonça deux étapes à programmer en matière de boissons alcoolisées. Une sévère taxation précèdera l’interdiction.

A un groupe d’ivrognes réunis, j’annonçai la déclaration du grand chef nahdhaoui. Tel un seul homme tous répondent à l’unisson : « Ah s’il en est ainsi, alors il aura d’abord affaire à nous ! ».

En ce temps-là, je publiai un papier où je mentionnai cela. Mais face aux réactions, Ghannouchi rectifie le tir en vue des élections. Introduit dans l’urne par un buveur aux effluves interdits, un bulletin de vote n’a pas d’odeur quand bien même « nos enfants » protecteurs de la Révolution attaquent soulards impénitents, bars et débits de boissons à Sidi Bouzid notamment au moment où, par ici, dansent les épées, les fanions et les bâtons, l’Occident perpétue les us voués à Bacchus.

Quelque peu éméché, l’amateur adore fredonner : « J’aime le bon vin, c’est agréable… Et le soir venu je roule sous la table ». Ou encore : « Chevaliers de la table ronde goutons voir si le vin est bon… Sur ma tombe je veux qu’on inscrive ici gît le roi des buveurs ». Ainsi gazouillait l’homme né au nord du fleuve Méditerranée.

 

Le fils de la vigne

Mais comment appeler un chat un chat quant le buveur encourt la fureur. Pour conjurer la guigne, le vin sera dit « fils de la vigne ». Le même procédé langagier maquille la sexualité. Dans la plaine du Mornag, le groupe de paysannes interviewées m’énumère les cultures pratiquées. Parmi elles figure l’énigmatique « fils de la lune ». Intrigué, je demande à ces dames de quoi il s’agissait. Pour toute réponse, je reçois un vent de panique soufflé par des sourires pudiques.

A distance respectueuse, j’informe les hommes et je leur demande la raison de mon incompréhension. Après l’éclat de rire, commis sans façon, ils me livrent, enfin, l’explication. La ressemblance morphologique du légume redoutable avec l’organe innommable interdit aux femmes d’appeler concombre un concombre. Et comme, selon l’ingénieur agronome, la poussée germinative de ce machin survient par nuit de pleine lune, il sera nommé fils de l’astre nocturne.

Sur terre prospèrent d’autres manières d’occulter le désavoué. Derrière le ministère de l’Intérieur, la rue Ali Ben Ghedahem longe un large débit de vin et de bière. Tout conducteur passe un assez long moment d’attente pour enfin parvenir à dépasser le tronçon bien encombré de la chaussée. Car les clients arrêtent leur camionnette juste face à la grande porte, pénètrent, achètent et ressortent avec leurs nombreuses bouteilles toujours soustraites aux regards par un camouflage noir.

Parvenus au seuil du magasin et avant de rejoindre leur voiture d’un pas précipité, ils jettent un coup d’œil par-ci, par-là, sur la voie. Ils arborent souvent les airs furtifs, craintifs et fautifs des fugitifs. Il s’agit d’une clientèle populaire et au look peu apparenté à celui des classes huppées.

 

Porter le haram

Ici, elle fréquente le vin rouge de consommation courante. Juste à l’angle de la rue et tout près de la mosquée un drapeau surmonte le poste policier. En matière de techniques d’enquête, il n’y a pas de clef qui ouvre toutes les portes. Je décline donc mon identité professorale avant de poser ma question aux deux agents : « Mais pourquoi ne pas décongestionner la voie en incitant les acheteurs à stopper leur voiture sur les bas-côtés au lieu de former une longue file sur la route pour arrêter leur engin devant la porte ? ». Les deux messieurs, affables, sourient et me disent : « c’est pour éviter que les passants les voient porter le haram. Nous n’y pouvons rien, professeur ! ». Le peuple boit dans une société où le reproche ne le quitte pas. Les deux policiers rapportent la gêne aux regards des gens, mais l’éthos inquisiteur taraude aussi l’intime conviction du buveur. Avec l’élévation du niveau culturel et matériel chez les affiliés au « parti de la France », mot de Ghannouchi, l’acquéreur de vin échappe, sans doute, plus ou moins, à ce traquenard des signaux contradictoires, où le contrôle social mêle son droit de regard au plaisir de boire. Dans les grandes surfaces, les « gens biens », aux airs, parfois, de fins connaisseurs, achètent, sans peur, le vin mousseux, de liqueur, de qualité supérieure ou d’honneur. En matière de franges accapareuses et de classes laborieuses, l’inégalité devant le vin n’est pas un mot de trop. A travers le prisme de la dive bouteille le ton de l’analyse perçoit d’une part l’univers de l’émancipation moderniste et de l’autre les effets ambivalents du conservatisme impénitent. A vu de ces différenciations, où la religion introduit la prohibition, une suggestion assiège l’imagination.

Parmi les intitulés donnés à ses poèmes inégalés, Baudelaire mentionne « l’âme du vin », « le vin des chiffonniers », « le vin de l’assassin » et « le vin des amants ». Un séjour du côté de chez Ghannouchi lui aurait inspiré le chaînon manquant : « le vin des musulmans ».

 

Verse-moi du vin !

Aux abords de Menzel Bou  Zelfa âm Kh. Garbouj combine le maigre apport de sa micro-parcelle au revenu de l’emploi salarié. A la fin de la journée, un dîner champêtre, et bien arrosé, le réunit avec un petit groupe au fond du verger.

L’un danse et les autres lui adressent des éloges teintés d’obscénité. La bande achetait le vin béni au Monoprix. Quand l’autorisation de vendre ce produit lui fut retirée, des clandestins prirent le relais. Abou Nawas transcenda ces relations mi-figue, mi-raisin avec le vin. Son injonction ravit les amateurs et nargue les inquisiteurs : « Verse-moi du vin et dis-moi que c’est du vin ! ». Quel secret entoure le succès de cette formulation souvent citée ? Olfaction, toucher, dégustation, audition et vision étaient entremêlés, au stade fœtal, avant la formation d’organes sensoriels distincts. A son insu, le poète renoue, peut-être, avec cet univers primitif à l’heure où l’œil, la bouche et l’oreille fusionnent dans leur alliance pour une même jouissance. Chaque société infléchit la manière de fréquenter le fils de la vigne, tantôt agréable et tantôt imbuvable. Mais partout le vertige de l’ivresse congédie le stress. Le premier verre avalé, après l’emploi perdu où la rupture amoureuse, narre la tentative de noyer le spectre dramatique de la solitude et de la peur-panique.

A la façon du « fou », le saoul pointe l’index accusateur vers la drôle de normalité. Ainsi parlait au professeur et à ses camarades moqueurs « le cancre » de Jacques Prévert :

 Sur le tableau noir du malheur,

 Il dessine le visage du bonheur !

KH. Z.

 

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