Par Lotfi Essid
Dans un moment de solitude au bureau, je parcours un recueil de poésie. J’y trouve un poème, ou plutôt une chansonnette, écrite en dialectal par un poète tunisien original, Houcine Jaziri et chanté une ou deux fois par Salah Khémissi sans que cette chanson des années cinquante n’ait jamais été enregistrée. Il s’agit dans ce poème d’un Tunisois gourmand, désespéré parce qu’il n’a pas les moyens d’acheter les fruits secs, ingrédients indispensables à l’assida, cette crème succulente à base de graines de pins d’Alep, doublée d’une crème pâtissière que l’on décore généreusement de pignons, amandes, noisettes, pistaches, noix et autres fruits. On la déguste pour fêter l’anniversaire du prophète et on l’échange fièrement avec la famille, en espérant être bien noté, parce qu’il n’est pas facile de réussir cette composition exquise. Comme la grande cuisine, le vrai humour est aussi une conjugaison sublime et rare du sensuel et du spirituel.
À la lecture de cette satire de la gourmandise, je suis parti d’un énorme rire, d’un long rire comme je n’en ai pas eu depuis au moins cinq ans. Dans l’espoir de gagner encore quelques minutes de fous rires, ce qui est loin d’être négligeable, j’ai cherché quelqu’un pour partager mon débordement, mais je n’ai trouvé personne. Le rire partagé n’est plus évident, même avec ses proches. En dehors du rire universel que tout le monde se partage, on n’arrive plus à trouver de connivences sur le terrain de l’humour du terroir et l’on se pose à juste titre un tas de questions.
Comment ce peuple développe-t-il aujourd’hui son observation ironique de la réalité ? Comment libère-t-il son esprit et comment fait-il cohabiter, sous le même toit, foi et dérision ? Quelle chance a-t-il de bien rire et de quoi ? Nos chroniqueurs et journalistes, nos radios et télévisions, nos écrivains et artistes sont-ils sensibles à la satire ; et les spectateurs, auditeurs et lecteurs ont-ils le sens de l’humour ?
Au demeurant, je ne vois, autour de moi, que les gens plutôt tristes et qui ont du mal à se laisser aller à la bonne humeur. Rien à voir avec les gais lurons d’autrefois, qui éclataient de rire à la moindre occasion, se tapaient sur les cuisses, te faisaient des clins d’œil enthousiastes ; ils communiquaient, ainsi, bonheur et joie de vivre, même lorsque tu n’appréciais pas la plaisanterie.
Pour comprendre l’humour tunisien, j’ai parcouru les BD, les caricatures et articles de journaux, la littérature satirique ; j’ai regardé les guignols de l’info, version tunisienne et quelques performances de nos humoristes attitrés, parfois très doués, j’en conviens. Au mieux, j’ai trouvé des modèles universels du rire, adaptés à la réalité tunisienne. Un rire facile qui s’inspire souvent de la politique, un rire revanche sur nos infortunes. Je me suis surtout rendu compte d’une standardisation universelle qui met un rire souvent appauvri à la portée de tout le monde ; il est partagé sur Internet et via le portable et les réseaux sociaux, sous forme de blagues, parodies et sketchs, de clips et autres vidéos.
La Tunisie actuelle a pourtant ses spécificités, prête le flanc à la dérision et donne à ceux qui veulent bien observer matière au rire et à l’hilarité. Les Tunisiens, à l’aise avec l’humour, ont du mal à puiser dans ce vivier. Je ne vois pas non plus de mise en valeur des genres classiques qui trouvent généralement leur place dans la littérature et les spectacles de toute société évoluée : romans, pièces de théâtre, comédies, farces et chansons satiriques ; faute de cirques, nos enfants sont également privés de clowns et il y a belle lurette que le karakouz n’existe plus.
Révélateur de liberté
L’humour tunisien n’a plus connu de grandeur depuis les années cinquante, lorsqu’une heureuse complicité du chansonnier et humoriste Salah Khémissi, de l’écrivain Ali Douagi et du poète Houssine Jaziri nous a valu les plus belles satires de la société tunisienne et les plus drôles ; l’âge d’or en somme, de l’humour tunisien. Aujourd’hui notre humour est muselé, donc pauvre, ses excentricités sont calculées et sa spontanéité contenue.
Les humoristes se gardent bien de mettre un grain de sable dans un engrenage où la moindre atteinte aux interdits peut être sanctionnée et pas seulement par les spectateurs.
L’humour étant révélateur de liberté, nous continuons à nous engouer pour l’humour des autres, comme nous n’avons jamais cessé de vivre la démocratie par procuration.
Imaginez qu’un humoriste tunisien ait besoin d’un mot grossier ou blasphématoire pour fignoler son gag ou réaliser un jeu de mots.
Il en restera sur sa faim ou, à la rigueur, il fera rire en suggérant ce qu’il n’a pas été en mesure de dire.
Fustiger sans tabous et sans réserve devrait pourtant être la contribution des humoristes à l’évolution des idées. Pour le moment, l’ordre établi s’est très peu servi du désordre burlesque ; les humoristes se contentent de persifler prudemment, d’imiter quelques personnalités publiques et quelques accents régionaux et se gardent bien de pousser le bouchon un peu loin de peur de se retrouver en prison.
Sur les plateaux de télévision, le rire est constamment repoussé, piégé par ceux qui n’ont pas le sens de l’humour et qui croient qu’il ne sied pas de rire des choses sérieuses.
Des représentants de partis politiques, pourtant très fortes têtes, s’adoucissent complaisamment dès que le débat se déplace sur le terrain de l’humour. Une fallacieuse dignité semble les élever au-dessus du rire dès qu’il marque légitimement une méfiance envers leurs discours.
Le sens de l’humour est pourtant un grand bonheur et les Tunisiens gagneraient à appliquer ce précepte d’un homme sage, pieux pourtant, et qui ne lit que le Coran ; il m’a toujours dit : il faut rire de toi-même, avant que les autres ne rient de toi. L’ironie nous délivre de l’adoration de nous-mêmes, avertissait un grand philosophe. Une vraie liberté, dont nous avons bigrement besoin.
lotfiessid@gmail.com