Dès ma jeune enfance, j’écoutais mon instituteur à l’école primaire, monsieur Thomas, un juif français, nous raconter tous les jours des contes de fées, dans lesquels le résistant à l’occupation est un brave combattant patriotique en butte aux mauvais tours d’un méchant occupant. Je me rappelle encore les enthousiasmes de mes professeurs au lycée, ils n’hésitaient pas à transformer l’estrade en tribune d’éloge pour l’Occident «libérateur». Je me suis construit donc, politiquement et moralement, à une époque où le nom de l’Occident était synonyme de nombreux espoirs. Qui aurait cru que cet Occident pourrait un jour retomber au «stade anal» de la régression morale, selon la formule freudienne, au point qu’on peut se demander s’il n’est pas revenu aujourd’hui au temps de la barbarie coloniale, quand l’enfer de l’occupation était présenté comme le paradis de la «délivrance civilisationnelle» et que les mensonges haineux des colons passaient pour des vérités révélées. C’est pourtant ce qui est en train d’arriver. Tout recommence à l’identique. Folie meurtrière, racisme, xénophobie, islamophobie, exploitation, cynisme. Les vieilles recettes du pire sont là. Cette étrange régression où l’Occident à vif s’embrase à la moindre étincelle, où une sorte de haine viscérale semble avoir dominé les esprits des bien-pensants, où le moindre étranger, de race arabe, de confession musulmane ou de simple bord politique anticolonialiste devient immédiatement l’ennemi mortel. Comment les chantres occidentaux de la démocratie et des droits de l’homme ont pu laisser faire cela ? Par lâcheté, faiblesse ou idéologie ? L’idéologie mortifère des pouvoirs occidentaux qui soutiennent aveuglément les crimes de guerre de l’occupant israélien en Palestine occupée. Finie la grandeur des Dieux de la renaissance morale de l’Occident. De Gaulle et Churchill eux-mêmes ne sont plus que des détails de l’histoire. Finie la dignité des combattants contre le colonialisme, ce sont tous des filous et des félons. Finie l’honnêteté intellectuelle, il ne reste que les discours prémâchés et les schémas suprémacistes, qu’on tentera de justifier pour n’en pas célébrer. L’Occident nous a fait croire que le destin du vingt-et-unième siècle se jouera autour de la liberté individuelle et des droits de l’homme. Les démocraties occidentales n’accepteront plus le colonialisme comme au dix-neuvième siècle ni le totalitarisme comme au vingtième siècle. Mais sous le feu de la vérité, le mensonge finit par mourir complètement. Le génocide à Gaza a invité cette vérité aux balcons de l’horreur. Fallait-il le dire ainsi, et à ce moment précis de la folie occidentale ? Absolument. Parce que cette vérité devrait être un antidote à l’un des périls de l’actuel ordre mondial dirigé par l’Occident atlantiste : les régressions multiformes de l’honnêteté des pouvoirs politiques occidentaux. On se croit replongé dans «Une jeunesse au temps de la Shoah» de Simone Weil, «Le soldat est aveugle» de Curzio Malaparte, «Au revoir là-haut» de Pierre Lemaître ou dans «Em» de Kim Thúy et «Voyage au bout de l’enfer» d’Eric. M. Corder sur les horreurs de la guerre du Vietnam où couvent des génocides effroyables. La littérature témoigne sans théoriser et convainc sans militer. Tel que les auteurs cités l’ont dépeint dans leurs romans, ce cadre n’est pas loin de ce que vivent les Palestiniens de la bande de Gaza et l’ensemble des territoires occupés depuis le sept octobre de l’année dernière où cohabitent les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité, le nettoyage ethnique et le génocide. Ce qui me frappe, comme observateur moralement engagé, c’est la renonciation par les «autruches moralisantes» de l’Occident «civilisé» à ce qui est non seulement leurs valeurs, leur honneur, mais aussi à ce qui est essentiellement le moteur, le seul, d’une civilisation humaine : l’idée de justice.