Quel rôle pour l’Etat dans les sociétés et les économies modernes ? Quelle place lui accorder dans la régulation de l’ordre marchand ? Doit-il se limiter à veiller au bon fonctionnement du marché ou doit-il être plus activiste ? Autant de questions qui sont significatives du retour de l’Etat, ce mal-aimé depuis des décennies, dans le débat public.
Ce retour de l’Etat dans le débat public ferme une parenthèse de près de quatre décennies où l’Etat était renvoyé aux vieux souvenirs des conceptions archaïques et totalement dépassées de l’économie et de ses politiques. Les inquiétudes, les peurs devant l’avenir et les angoisses face aux transformations et mutations du monde sont au cœur de ce nouveau besoin d’Etat qui s’exprime à tous les niveaux. Les politiques industrielles qui étaient enterrées depuis des décennies sont de retour. Le protectionnisme commercial est d’actualité chez ceux qui sont censés défendre l’ordre libéral et les politiques multilatérales sont renvoyées aux calendes grecques. L’appel à des politiques sociales plus actives pour faire face à l’exclusion et à la montée des inégalités est aussi significatif de cette nouvelle quête d’un Etat plus actif et moins absent.
Ces débats et cette quête ouvrent une ère nouvelle dans le rapport entre l’Etat et les sociétés modernes. Cette romance a commencé avant la Seconde Guerre mondiale et s’est poursuivie surtout après la Seconde Guerre, avec la mise en place de l’Etat-providence qui sera au centre de la modernisation des sociétés capitalistes. En dépit des conceptions différentes de l’Etat-providence en vogue durant cette période, il est possible d’en relever les quatre principales caractéristiques. La première caractéristique concerne sa prise en charge des aspects stratégiques du développement des sociétés capitalistes à travers les organismes de planification mis en place dans la plupart des pays. Cette planification, même si elle était indicative, contrairement aux anciennes économies socialistes où elle était totale, permettait à l’Etat de tracer les grandes lignes stratégiques du développement économique et social. Le second pilier de l’Etat-providence concerne sa contribution dans l’avènement et dans le succès du Fordisme en liant le développement de la productivité à celui de la consommation de masse. Ainsi, les gains de productivité ont été à l’origine de la hausse salariale qui a favorisé un développement rapide des marchés internes et l’avènement de la société d’abondance dans le monde d’après-guerre.
Le troisième pilier de l’Etat-providence concerne l’intervention directe de l’Etat dans les dynamiques économiques, notamment à travers les entreprises publiques intervenant dans différents domaines de l’activité économique et des investissements publics. Le quatrième pilier de cet Etat-providence concerne les politiques sociales actives de l’Etat pour corriger la distribution et favoriser une solidarité entre les générations. Cette composante sociale était assurée par des politiques de redistribution très actives et différentes caisses sociales qui assuraient la protection de différentes catégories de la population.
Cet Etat stratège, volontaire dans le domaine économique et actif dans le domaine social a été à l’origine d’une des plus importantes phases de croissance que les économies modernes ont connues et appelée à juste titre par les économistes et les historiens « les Trente Glorieuses ». Mais, le succès de ce contrat entre l’Etat et les sociétés ne se limite pas à la dimension économique mais comporte une immense dimension sociétale dans la mesure où les Etats-providence ont contribué à la modernisation des sociétés capitalistes, au babyboom et à l’air de liberté qui a soufflé alors sur des sociétés encore sous l’influence des valeurs traditionnelles et patriarcales.
Mais, cette romance ne durera pas longtemps et l’Etat-providence va rentrer en crise dès le début des années 1970 avec la montée de l’inflation et l’essoufflement des dynamiques de croissance. Cette stagflation va emporter l’Etat-providence et sera à l’origine de la contre-révolution néolibérale qui va emporter l’ordre ancien hérité de la Seconde Guerre mondiale et nous emmènera les faucons du néo-libéralisme et de l’ordre marchand. Dès le début des années 1980, Thatcher en Grande-Bretagne, Reagan aux Etats-Unis et leurs adeptes dans le monde entier vont s’attaquer à l’Etat et en faire l’origine de tous les problèmes et de toutes les crises dans les économies. Ces attaques et ces critiques seront à l’origine des révolutions conservatrices et d’une rupture majeure dans le domaine des politiques économiques avec la remise en cause de l’interventionnisme étatique et l’avènement du tout marché dans le fonctionnement des économies modernes. Ainsi, les entreprises publiques sont privatisées, les interventions en matière de redistribution limitées et les actions sociales fortement réduites.
Or, cette contre-révolution néolibérale va atteindre ses limites dès le milieu des années 1990 et la capacité du marché à réguler l’ordre capitaliste sera rapidement soulignée par les économistes comme les responsables politiques. Ces limites vont ouvrir la porte à un retour de l’Etat, notamment pour corriger les imperfections du marché et favoriser une concurrence plus ouverte dans les économies capitalistes. Ce retour ouvre une nouvelle ère dans l’histoire du monde capitaliste, l’ère de l’économie sociale du marché. Les Etats vont se définir un nouveau rôle, se charger de la régulation de l’ordre marchand et veiller au respect de ses normes de fonctionnement.
Or, ces révisions et cette nouvelle romance entre l’Etat et les sociétés n’ont pas amené l’apaisement nécessaire à l’ordre du monde. En effet, on a assisté à une multiplication des crises et celle des années 2008-2009 a mis le système global au bord de l’abîme. Ces différentes crises ont été à l’origine d’un retour de l’Etat dans l’organisation de la finance globale et dans la relance de l’économie pour éviter la récession post-crise. En même temps, ces années ont été également marquées par l’accroissement de la marginalité et des inégalités qui sont à l’origine d’une grande peur et d’une inquiétude sur l’avenir.
Ces interrogations et ces inquiétudes sont à l’origine d’une nouvelle quête de l’Etat de par le monde. Si le retour à l’Etat-providence ne paraît pas réaliste, plusieurs nouvelles conceptions ont été développées dont celle de l’Etat émancipateur défendue par un groupe d’experts qui ont été à l’origine de la rédaction et de la publication d’un nouveau rapport intitulé « Manifeste pour le progrès social ». Il s’agit d’une nouvelle forme d’Etat moins centralisé et plus attentif aux préoccupations des citoyens. Cet Etat devrait également rénover les mécanismes collectifs et favoriser les politiques globales capables d’assurer la cohésion sociale, notamment dans les domaines de la santé et de l’éducation. Mais, l’Etat émancipateur ne se limite pas aux projets collectifs globaux, mais doit mettre en place les mécanismes de promotion individuelle.
Nous vivons des temps incertains qui sont au cœur de grandes inquiétudes et de peurs face à l’avenir. Ces angoisses sont à l’origine d’un besoin d’Etat auquel nous cherchons à répondre en essayant de rénover notre conception des politiques publiques et de l’action de l’Etat.