Après s’être déjà vantés d’avoir « effacé » l’héritage du fameux accord Sykes-Picot par lequel les empires britannique se sont partagé l’empire Ottoman pendant la première guerre mondiale, voilà que les djihadistes de « l’État islamique de l’Irak et du Levant » (EIIL) fêtent le début de Ramadan à leur manière en proclamant la « restauration » du califat, avec à sa tête bien sûr leur propre chef, Abou Bakr Al-Baghdadi, désormais consacré le «dirigeant des musulmans partout dans le monde ».
Les musulmans comme les non-musulmans seront toutefois nombreux à se demander qui est ce nouveau « calife » autoproclamé. Le journal en ligne indien International Business Times tente d’y répondre :
Washington croît savoir que Baghdadi est né à Samarra en 1971, et a rejoint les rangs des rebelles peu après l’invasion américaine de l’Irak en 2003. Il s’est fait à un moment capturé et incarcéré par l’armée américaine. […] Il a croupi dans une cellule américaine en Irak pendant quatre ans, mais les services de renseignement américains n’ont pas mesuré le danger qu’il allait par la suite représenter […]. Il n’a même pas été assigné au « Compound 14 », la partie du camp de prisonniers réservée aux extrémistes sunnites les plus virulents.
En octobre 2011, le Trésor américain l’a mis sur sa liste de terroristes soumis aux sanctions. Et début 2014, le gouvernement irakien a publié une photo d’un bonhomme chauve et barbu, portant costume-cravate, censé représenter Baghdadi.
Présenté par sa propre organisation comme un chef guerrier doublé d’un fin tacticien, le dirigeant d’EIIL se trouverait actuellement quelque part en Irak, bien que les responsables gouvernementaux n’arrivent pas à le localiser avec précision.
C’est peu. L’historien Juan Cole, animateur du blog Informed Comment, donne quelques précisions supplémentaires, tout en expliquant pourquoi, in fine, sa « folie des grandeurs importe peu » :
Ibrahim Al-Badri, un ouléma sunnite irakien assez ordinaire, a obtenu son diplôme à l’université de Bagdad à une époque où l’enseignement s’y était effondré sous les effets conjugués de la dictature de Saddam Hussein et des sanctions internationales. Suite à l’invasion de 2003 il s’est donné le nom de guerre d’Abou Bakr Al-Baghdadi et est devenu adepte d’une violence brutale et psychopathe, faisant sauter des petits en train d’acheter des glaces, des hamsters et des serpents de jardin dans des animaleries, ou encore des familles entières qui fêtaient les mariages de leurs enfants, pour ensuite faire sauter encore plus de monde lors des funérailles qui en résultaient. Il s’agit d’un des « serial killers » les plus notoires de l’histoire moderne, qui a sur ses mains le sang de milliers de personnes.
Al-Baghdadi est à la tête du soi-disant Etat Islamique de l’Irak et du Levant, qui vient de changer de nom pour devenir « l’État islamique » tout court. Mais appelons-le plutôt, je vous en prie, « le prétendu État islamique ». Car il a autant en commun avec l’Islam tel qu’il est pratiqué par la grande majorité des musulmans que la secte Om Shinrikyo, auteur de l’attentat au gaz sarin dans le métro de Tokyo en 1995, a en commun avec le Bouddhisme.
[…]
Le califat abbaside a connu une fin peu glorieuse aux mains des Mongols à Bagdad en 1258. […] Certains parmi les sultans et autres empereurs qui l’ont suivi se sont bien faits appeler « calife » par leurs courtisans, mais à ma connaissance personne n’a vraiment pris ces flagorneries très au sérieux. Le califat sunnite était devenu bel et bien caduc.
[…]
Vers la fin du XIXe siècle, le sultan ottoman Abdulhamid II, qui s’inquiétait de l’empiétement des puissances européennes sur son empire […] a décidé de se proclamer calife dans le but de retourner la situation en sa faveur en imposant son autorité parmi les sujets de l’empire britannique en Inde (dont un quart de la population était musulmane). Si l’idée selon laquelle le sultan ottoman était en même temps calife a gagné quelques adeptes en Inde sous les Britanniques, elle n’a jamais été très largement acceptée. […] Ses prétentions au califat n’ont pas suffit pour sauver Abdulhamid de la révolution démocratique de 1908-09 qui l’a renversé, instaurant un parlement et
une constitution qui tendait à réduire le sultan-calife à un rôle purement cérémonial. Cependant, le parlement a été dissous en 1913 par les Jeunes Turcs, ces officiers qui avaient saisi le pouvoir par un coup d’État, avant de s’allier avec l’Allemagne et l’Autriche pendant la première guerre mondiale. Pendant la guerre, le nouveau sultan-calife, Mehmed V, bien que privé de l’essentiel de ses pouvoirs, s’est servi de sa prétendue autorité religieuse pour proclamer le djihad contre la France, la Grande Bretagne et la Russie – ce qui n’a pas empêché la défaite des Ottomans. Britanniques et Français se sont par la suite partagé les provinces ottomanes, mais Mustafa Kamal, un général nationaliste et laïc a lancé une nouvelle guerre pour les empêcher de dépecer l’Anatolie, et c’est ainsi qu’est né l’État turc moderne. Son parlement a proclamé la république en 1923, et l’année suivante a aboli le califat.
La fin du califat importait peu à la plupart des musulmans. On n’a pas besoin d’un calife pour faire sa prière cinq fois par jour, ni pour jeûner pendant le mois de Ramadan. […] Même après son abolition, quelques groupuscules intégristes ont bien gardé l’espoir de voir un jour renaître le califat, mais ce n’est vraiment pas quelque chose qui occupe les esprits de 99 % des 1,5 milliard de musulmans que compte le planète. […]
Je me souviens d’un discours d’Ousama Ben Laden en 2004, dans lequel il se lamentait des innombrables malheurs infligés selon lui par les chrétiens d’Europe au monde musulman « ces 80 dernières années ». Il faisait référence bien sûr à l’abolition du califat par Mustafa Kamal en 1924, soutenant qu’en l’absence d’un calife il a été facile pour les grandes puissances de diviser et soumettre les musulmans. La faille dans ce raisonnement réside dans le fait que les Ottomans se voulaient encore califes vers la fin de leur règne, et les grandes puissances les ont néanmoins vaincus et conquis et divisé leur empire. S’opposer à une puissance militaire supérieure n’est pas chose facile, et les titres religieux ronflants ne sont d’aucune aide dans de tels combats. Même le califat abasside a été vaincu par les cavaliers mongols, certes des païens venus des steppes, mais qui maniaient des arcs courts et réticulés qui leur permettaient de tirer des flèches capables de percer les armures, et cela sans mettre pied par terre.
[…]
Et bien entendu il y a le cas de Mollah Omar Uruzgani d’Afghanistan, proclamé « calife » par les Taliban et par Al Qaïda. En réalité, il n’y a quasiment personne dans tout le monde musulman qui considère que Mollah Omar est un calife. Avec un peu de chance, il finira en prison dans la même cellule qu’Al-Baghdadi, où chacun rendre l’autre fou en tentant de prouver que c’est lui le « véritable » calife.
Rendant toutefois à César ce qui revient à César : si leur compréhension de l’histoire est très limitée, les affidés d’Al-Baghdadi ont une maîtrise hors pair de la communication. Comme l’explique The Guardian :
L’EIIL veut obliger les habitants des territoires sous son contrôle à revenir aux traditions ultra-conservatrices qui, selon lui, étaient celles des premiers musulmans. Mais cet objectif régressif est appuyé par une propagande hyper-moderne, qui se sert très habilement des réseaux sociaux pour promouvoir les attaques sadiques de l’EIIL, déployant même sa propre application pour smartphone et des longs métrages de qualité professionnelle tels que « Le Choc des Epées IV ».
[…]
Le titre évoque un film d’action de Hollywood. La manière dont le film a été tourné aussi. Apparu sur Internet il y a quelques semaines, « Le Choc des Epées IV » comporte des scènes d’explosion au ralenti dignes de « Démineurs », des prises de vue aériennes qui semble faire allusion à « Zero Dark Thirty », ou encore des plans filmés à travers le viseur d’un fusil de sniper qui seraient tout à fait à leur place dans un jeu vidéo.
[…]
Des milliers d’utilisateurs de Twitter ont déjà installé l’application pour smartphone, Dawn of Glad Tidings (« l’Aube des Bonnes Nouvelles »), qui permet à l’EIIL d’utiliser leur comptes pour diffuser ses informations. Diffusés simultanément, ces messages inondent les réseaux sociaux, conférant à l’EIIL une masse sur Internet qu’il n’aurait jamais atteint en utilisant uniquement ses propres comptes. L’application déverse un flot de messages faisant part des progrès de l’EIIL ou diffusant des images gore ou des films tels que « Choc des Epées », ce qui crée l’impression d’une force irrésistible.
[…]
L’EIIL se sert des réseaux sociaux de manière si professionnelle que le groupe semble beaucoup plus puissant qu’il ne l’est réellement. La puissance de son image en ligne semble avoir à la fois éclipsé le rôle d’autres groupes sunnites au sein du soulèvement en Irak et fait croire – à tort – à ses adversaires qu’il est en passe de mettre l’ensemble du pays sous sa coupe. « La crainte que l’EIIL va prendre d’assaut la capitale est générée surtout par leur campagne sur les réseaux sociaux, pas par la réalité sur le terrain, affirme notre correspondant à Bagdad, Martin Chulov. Ils n’en ont tout simplement pas les effectifs nécessaires. »
Par Peter Cross