L’Etat, le développement et les inégalités régionales

La question des inégalités régionales a constitué un important sujet de préoccupation pour les responsables politiques et les politiques publiques depuis les révolutions industrielles et l’avènement du capitalisme en Europe à partir de la seconde moitié du 19e siècle. La tendance naturelle de l’activité économique (la présence des entreprises et leurs investissements) va dans les régions qui disposent d’avantages importants, notamment dans le domaine des infrastructures de transport comme la proximité des ports pour les opérations d’exportation et d’importation ou dans le secteur financier avec la présence de banques pour faciliter l’accès au financement. Cette tendance naturelle à la localisation des activités économiques se fait aux dépens des régions de l’intérieur éloignées des infrastructures et des moyens de communication qui favorisent un accès rapide et aux moindres coûts aux marchés.
Cette tendance naturelle des dynamiques économiques a eu des conséquences politiques, économiques et sociales dans les sociétés modernes. Au niveau économique, elle a été à l’origine d’un développement inégal où les régions favorisées vont connaître un développement rapide et créer ainsi des opportunités importantes pour leurs habitants. Par ailleurs, ces régions seront en mesure d’offrir des emplois à leurs habitants. Au contraire, les régions défavorisées vont connaître un développement du chômage et de la marginalisation, ce qui entraînera d’importantes vagues d’exode rural à destination des régions favorisées.
Les conséquences de ces inégalités ne s’arrêteront pas aux dimensions économiques et sociales et vont avoir des conséquences politiques. En effet, les régions défavorisées vont connaître d’importantes contestations politiques et seront à l’origine d’une grande dissidence vis-à-vis de l’Etat et du pouvoir central.
Les conséquences politiques, économiques et sociales du développement inégal ont amené les Etats et les gouvernements à mettre en place des politiques actives de soutien aux régions les plus défavorisées. Ainsi, ils ont effectué d’importants investissements dans les infrastructures de base, particulièrement dans les transports, afin de les décloisonner et d’encourager les investisseurs privés à y investir. Les Etats ont également effectué d’importants investissements dans les infrastructures sociales comme la santé, l’éducation et la culture afin de limiter les flux de l’exode rural vers les régions favorisées et rendre ces régions plus attractives. Il y a eu aussi d’importants investissements à travers la création de pôles de développement économique pour encourager l’investissement et l’initiative privée dans les régions défavorisées.
Ces initiatives ne se sont pas limitées aux aspects économiques et financiers mais ont également intégré les aspects administratifs avec les efforts de décentralisation des services de l’Etat afin de réduire la grande centralisation des centres de pouvoir et de décision.
Les Etats ont joué par le bais des politiques publiques un rôle important pour corriger les imperfections du marché et aider les régions défavorisées à rattraper leur retard. Mais, cet interventionnisme et les politiques actives pour réduire les inégalités régionales ont fait l’objet d’importantes critiques des courants néo-libéraux qui ont demandé aux Etats de limiter leurs interventions à la préparation du cadre législatif et de l’environnement favorable et de laisser le marché décider de l’affectation des ressources et de l’orientation de l’investissement dans les régions sur la base de leurs avantages comparatifs.
Cette lutte entre l’Etat et le marché dans la quête d’un plus grand équilibre entre les régions fait l’objet de controverses dans la formulation des politiques publiques qui reste toujours d’actualité.

L’équilibre régional dans notre modèle de développement
La question des inégalités régionales sera au cœur des priorités du gouvernement de l’indépendance. Le modèle économique colonial ne s’est pas intéressé aux régions de l’intérieur. Il a mis l’accent sur les régions utiles pour la métropole, particulièrement les régions minières et les villes portuaires pour exporter les matières premières et importer les biens de consommation finale pour le marché intérieur. Les autres régions sont restées marginalisées avec une pauvreté endémique.
Le nouvel Etat indépendant a fait de la construction d’un nouveau modèle économique indépendant l’une des priorités de son projet de modernisation. Ce modèle devait rompre avec l’héritage économique colonial et renforcer l’indépendance politique par un projet économique national et autocentré. Ce nouveau modèle de développement a cherché à diversifier le tissu économique national et réduire la dépendance vis-à-vis de la métropole en remplaçant les importations de produits de consommation finale par une production locale.
La lutte contre les inégalités régionales faisait également partie des priorités du nouveau projet de développement. Ainsi, le gouvernement a cherché à construire des pôles de développement économique et industriel dans les grandes régions, afin de relancer la croissance et l’investissement et de les sortir de leur cloisonnement. C’est dans cette perspective que nous avons connu le Complexe sucrier de Béja, les industries chimiques à Gabès et à Sfax, les industries de raffinage du pétrole à Bizerte, les industries du textile à Ksar Hellal et dans toute la région de Monastir, les industries mécaniques et électriques dans la région de Sousse, la sidérurgie à Menzel Bourguiba et bien d’autres pôles dans les autres régions.
Le développement régional était une grande priorité au cours des premières années de l’indépendance. Ces pôles industriels ont largement contribué à la création de dynamiques économiques et à la relance de l’investissement et de l’emploi dans les différentes régions.
Mais, cette expérience ne durera pas longtemps. Les premières crises de l’Etat indépendant dès le début des années 1980 et la mise en place des programmes d’ajustement structurel ont été progressivement à l’origine d’un recul du rôle de l’Etat et particulièrement son rôle dans le développement régional. L’Etat et les politiques publiques vont s’inscrire dans les fondements néo-libéraux à la fin des années 1980 et vont progressivement se désengager de leur activisme des années de l’indépendance pour se limiter à la préparation de l’environnement législatif et du cadre institutionnel favorable à l’investissement dans les régions de l’intérieur.
Ces nouvelles politiques vont montrer leurs limites et leurs échecs et notre pays va connaître un approfondissement du déséquilibre régional et une plus grande marginalisation des régions de l’intérieur. Le développement inégal et la marginalisation des régions de l’intérieur vont contribuer à la contestation de l’ordre politique et seront l’un des facteurs qui contribueront à embraser le contexte politique et conduiront aux révolutions du printemps arabe.

Les grandes caractéristiques du développement régional dans notre pays
La plus grande difficulté pour comprendre la question des inégalités régionales dans notre pays comme dans beaucoup d’autres est d’ordre méthodologique et concerne l’absence de statistiques claires et rigoureuses sur la situation du développement régional. Or, l’Institut national de la statistique a réussi à dépasser cette difficulté en produisant un rapport qui sera certainement un outil important pour les responsables des politiques publiques en matière de développement régional et pour saisir l’ampleur des inégalités dans ce domaine.
De ce rapport, on peut retenir quatre conclusions essentielles sur l’état du développement régional dans notre pays.
– La première conclusion concerne l’ampleur des inégalités entre les régions qui est le résultat des dynamiques de développement au cours des dernières années. Les régions côtières, c’est-à-dire le Grand Tunis, le Nord-Est et le Centre-Est, concentrent 75% du PIB en 2016 et le Grand Tunis détient plus du tiers du PIB.
En même temps, les régions défavorisées, plus particulièrement le Sud et le Nord-Ouest, ne représentent que 11,7% du PIB.
– La seconde conclusion concerne la légère amélioration en faveur des régions défavorisées au cours des dernières années. Ainsi, la place du Grand Tunis s’est renforcée en passant de 34,3% en 2013 à 35,9% du PIB en 2016, les régions de l’intérieur ont enregistré aussi une légère amélioration de leur contribution dans le PIB national. Cette part est passée de 17% en 2013 à 19% en 2016 pour les régions du Sud-Ouest, du Centre-Ouest et du Nord-Ouest.
– La troisième conclusion concerne la spécialisation économique des différentes régions. A ce niveau, il faut mentionner que les régions côtières sont spécialisées dans les activités économiques à fort rendement économique, alors que les régions de l’intérieur se sont plutôt spécialisées dans les activités à faible rendement. Ainsi, les industries manufacturières représentent 40% de l’activité économique dans le Grand Tunis et 29% dans le Centre-Est, alors qu’elles ne dépassent pas 7% du PIB dans les trois régions de l’intérieur, à savoir le Nord-Ouest, le Centre-Ouest et le Sud-Ouest.
En même temps, les activités agricoles représentent la moitié de l’activité économique dans les régions intérieures alors qu’elles ne représentent que 5,5% dans le Grand Tunis. Ce dernier représente plus de la moitié des activités des services.
La quatrième conclusion concerne la distribution des revenus entre les différentes régions qui est le résultat logique des inégalités dans la répartition des activités économiques. La répartition des revenus entre les régions est marquée également du sceau des inégalités entre les régions de l’intérieur et les régions côtières où le revenu par tête d’habitant dépasse la moyenne nationale qui était de 7943 dinars en 2016 dans les régions du Grand Tunis et du Centre-Est.
On peut également constater les mêmes inégalités dans la pauvreté avec un taux de pauvreté qui ne dépasse pas 5,3% dans le Grand Tunis alors qu’il a atteint 30% dans le Nord-Ouest et le Centre-Ouest.

De nouveau, retour sur l’équilibre régional et le rôle de l’Etat
La lecture des résultats du rapport de l’Institut national de la statistique montre que la question des inégalités régionales est d’une grande importance. En dépit de la légère amélioration que nous avons connue après la Révolution en faveur des régions de l’intérieur, ces inégalités demeurent criantes et fortes. Cette situation exige la définition d’une nouvelle conception du développement régional qui rompt avec l’approche néo-libérale qui a marqué les politiques publiques au cours des dernières années en faveur de politiques actives pour donner de l’espoir aux régions de l’intérieur.

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