Lettre ouverte à Messieurs le Président de la République et le Premier Ministre

Par Mohamed AMMAR*

L’hebdomadaire ‘’Jeune Afrique ‘’ n° 2893 a consacré sa ’’Une’’ à la Banque et les Quarante voleurs. Il s’agit, en réalité, du contentieux de la Banque franco-tunisienne. La présentation de l’envoyé spécial de cet hebdomadaire conduirait à incriminer les responsables politiques de l’ère Ben Ali, même s’il avait mentionné les noms de Slim Ben Hamidane, ministre de la Nahda-CPR. Il a évoqué l’intervention du couple Gannouchi- Bhiri… Il n’en demeure pas moins qu’un non initié peut absoudre la Troïka dans ce dossier.
Maintenant que les responsables sont désignés par l’hebdomadaire, chacun assumera sa part de responsabilité devant le peuple, dindon de la farce, qui devra payer une somme astronomique qui dépasse le milliard de dinar !
Le contribuable plumé
Pour éclairer le peuple, il faut rappeler que ce litige est né suite à la décision du gouvernement tunisien de céder 50% des actions représentant 53,6% des droits de vote au holding ABCI, immatriculé aux îles Caïmans. Le montant de la transaction est viré et le 23 avril 1982 l’agrément est accordé aux investisseurs. Le 27 juillet 1982 le Ministre des Finances, Mansour Moalla, prétend que l’accord était de principe et est subordonné à d’autres formalités. Depuis l’investisseur et les représentants de l’état et de la banque se sont affrontés devant la justice publique et privée (arbitrage). La justice tunisienne, de l’après 2011, a reconnu avoir condamné le représentant tunisien de la Holding sur la base de pression de l’exécutif afin de contraindre (ABCI) à céder le contrôle de sa filiale tunisienne au rabais. Les divers intervenants tunisiens ont été instinctifs dans leur approche du litige. Depuis 2011, les nouveaux intervenants ont mêlé l’incompétence à la cupidité. Quant aux médias, c’est un silence lourd de sens. La société civile, érigée par les néolibéraux comme une arme contre les états, a une mission déterminée. Elle ne se charge que des sujets polémiques. De même défendre les intérêts d’un pays au bord de la faillite économique et financière ne constitue pas le souci majeur de la caste des politicards « révolutionnaires » du ‘’printemps sioniste. Aucun parti ni ‘’figurant’’ n’a envisagé de se saisir de ce litige. Les élus du peuple n’ont manifesté aucun intérêt pour cette affaire, pourtant connu. La personnalisation du litige a aveuglé tous les intervenants dans ce dossier. Pourtant ceux qui sont rompus aux litiges entre états et investisseurs, savent que les investisseurs sont toujours choyés par le CIRDI (voir mon article :’’Réflexion sur le jeu dans la jurisprudence arbitrale CIRDI’’publié dans la Revue Interdisciplinaire D’études Juridiques, 2003, Bruxelles). De ce fait l’état tunisien n’aurait pas dû confier l’affaire au Contentieux de l’état. Une équipe restreinte de juristes aurait dû être constituée, présidée par un juriste maghrébin, connaisseur du CIRDI. Les juristes tunisiens spécialisés dans ce domaine se comptent sur les doigts d’une main. De plus, ils sont imprégnés par la doctrine juridique classique qui nie l’instrumentalisation de l’arbitrage international à l’ère du néolibéralisme (voir mon article ‘’L’ARBITRAGE INTERNATIONAL, UNE PROCEDURE AU SERVICE D’UN MYTHE : LA GLOBALISATION ‘’, parue dans : Mélanges en l’honneur du Professeur Habib Slim : Ombres et lumières du droit international, éditions mai 2016, Pedone.
Les divers acteurs de ce litige, depuis 1982 à ce jour, se sont évertués à compromettre les intérêts de l’état tunisien. Certains pensent même que l’état peut promettre un montant que l’investisseur tunisien acceptera. Cette conception traduit une vision étriquée de la réalité. Mieux, elle révèle l’ignorance de la classe politique des méandres de la justice (publique ou privé) internationale. Les conseillers de nos gouvernants ne sont pas en mesure de donner des conseils judicieux. L’affaire du plateau continental Tunisie / Libye en est la preuve éclatante. Le groupe de conseillers de l’époque soutenait une thèse à contre-courant de toute la jurisprudence de la Cour Internationale de Justice. La Tunisie a perdu son procès. Elle a fait échouer les offres d’exploitation commune libyenne en raison, entre autre, de l’entêtement du Premier Ministre de l’époque. Or dans la présente affaire, si la décision du tribunal confirme le montant pronostiqué de la condamnation, c’est-à-dire 1000 milliards, c’est l’équivalent de 3% du budget.
Le CIRDI : un instrument pour servir les intérêts des investisseurs
Le Centre a été crée par les Administrateurs de la Banque mondiale pour résoudre, par la conciliation et l’arbitrage, les conflits entre Etats et investisseur. Ils établissent une convention pour la résolution des litiges entre Etats et investisseurs. La Tunisie en est devenue membre depuis le 5 Mars 1965. Les dispositions de la Convention étaient rédigées de manière à autoriser les tribunaux arbitraux siégeant sous l’égide du Centre à servir les intérêts des investisseurs.
Depuis le départ, les Tribunaux arbitraux ont produit des sentences arbitrales favorables aux investisseurs. Ils ont réalisé l’extension de la compétence du Centre aux personnes et aux matières arbitrables. Son activité a connu une croissance constante depuis les années 90 suite à la chute du mur de Berlin et la propagation du néolibéralisme. Deux périodes peuvent être distinguées l’avant et l’après 90.
Des origines aux années 90
La production du Centre a été caractérisée par une jurisprudence sensible aux intérêts des investisseurs. La notion d’investissement n’a pas été définie dans la Convention de Washington de 1965 qui a institué le Centre de conciliation et d’arbitrage. Les différents tribunaux arbitraux qui ont été désignés sont parvenus à travers les sentences arbitrales à étendre la compétence du Centre pour tout litige dont se plaint un investisseur. Les personnes morales nationales créées par les investisseurs dans le pays hôte ont été autorisées à agir devant les tribunaux arbitraux CIRDI. La convention de Washington précise que les arbitres sont choisis sur une liste tenue au Centre. Chaque Etat membre propose quatre personnalités pour figurer sur la liste des arbitres du Centre. La Tunisie est le seul pays au Maghreb qui n’a pas proposé de personnalité.
L’activité du Centre a consisté à aider les investisseurs à user de la Convention comme un moyen d’accroitre l’accumulation du capital. La Tunisie n’a, heureusement, été attraite devant le CIRDI qu’une fois, dans l’affaire Gaith Feraon. Elle a été conclue à l’amiable.
La seconde période
Dans les années 90, sous la férule de la Banque mondiale et le l’OCDE, les Etats du sud ont été contraints de signer des traités bilatéraux d’investissement .Ces traités succèdent aux traites d’amitiés, de commerce et de navigation, et, ont inclus le traitement national et le traitement de la nation la plus favorisée. Instrument de libéralisation par excellence, elle constitue souvent l’objet principal de ces traités. La Tunisie a signé plusieurs TBI. La production arbitrale, durant cette période, s’est caractérisée par une faveur accentuée aux intérêts des investisseurs. Depuis le libéralisme a conquis la jurisprudence du CIRDI.
En proscrivant toute discrimination fondée sur la nationalité, l’objet des clauses indirectes est de garantir aux investisseurs étrangers- ou aux investissements selon la rédaction des clauses- des chances égales de concurrence.
Le but est de libéraliser l’investissement, les clauses indirectes agissent alors comme instrument d’ouverture des frontières. De plus ces TBI ont offert aux investisseurs d’attraire les Etats en l’absence de toute convention entre l’Etat et l’investisseur. Mieux encore ils ont le choix d’attaquer l’Etat par le recours à l’arbitrage CIRDI ou à l’arbitrage ad hoc.
Les investisseurs peuvent attaquer les sentences arbitrales par la voie de l’annulation. C’est le secrétaire générale du CIRDI qui désigne lui-même un Comité ad hoc pour se prononcer sur la procédure. La convention de Washington de 1965 qui a crée le CIRDI a énuméré limitativement les motifs d’annulation. Dans la pratique, la jurisprudence de ces comités a accru la protection offerte aux investisseurs. L’étude de la jurisprudence des tribunaux arbitraux et des Comités ad hoc révèle l’attachement des arbitres aux intérêts des investisseurs.
Pour mesurer l’extrême nocivité de la jurisprudence du Centre, le cas de l’Argentine est topique. En pleine crise économique, les investisseurs se sont appuyés sur le CIRDI pour l’achever par des condamnations arbitrales très lourdes. En termes clairs, l’état tunisien doit exécuter la condamnation pour éluder une éventuelle sanction de la Banque mondiale qui peut nous priver de tout crédit. De plus nos amis yankees peuvent nous interdire leur système généralisé de préférences (SGP) pour non acquittement de notre condamnation.
‘’ Bonne gouvernance’’
Depuis 2011les politicards, toute tendance confondue, ont rabâché la bonne gouvernance. Ils ont réussi à lever tout voile sur leur imprégnation de l’idéologie néolibérale. Cette affaire a mis à jour non seulement l’aveuglement des politiciens, elle a surtout levé le voile sur les politicards du ‘’printemps sioniste’’. Ces derniers ont clamé haut la transparence. Il s’avère qu’elle n’est qu’un mythe. Ignorance ou mauvaise foi, ce sont les deux faces de la même monnaie. Car si ces politicards possédaient une dose minime de nationalisme, ils auraient plutôt cherché à sauvegarder les intérêts de la nation. Or ils ont été choisis pour leur docilité et leur inculture. De ce fait ils ne peuvent être que les destructeurs appliqués de leur pays. Puisse les Saints et les destinataires de cette lettre protégés notre pays !

*Avocat Prés la Cour de Cassation

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