Par Fayçal Chérif
À la suite des avis des experts militaires et des forces de sécurité, réunis le 13 février dernier, le 7 mars a été la date choisie pour annoncer la fin de l’état d’urgence en Tunisie. Une telle décision, qui paraît a priori émaner d’un souci politique et aussi dictée par un défi sécuritaire d’une grande envergure et renferme en quelque sorte un message vers l’intérieur du pays, mais, et surtout, vers l’étranger.
Que signifie l’état d’urgence et comment fut-il appliqué en Tunisie depuis 2011 ?
L'état d’urgence est utilisé aux USA par l’armée américaine sous le nom de DEFCON qui est une contraction de : Defense Condition. Ce concept d’urgence se définit par cinq niveaux de préparation (ou états d’urgence). Le niveau 1 est le plus haut, alors que le 5 est le plus faible, pour désigner un danger potentiel qui menace le pays. En France, les niveaux d’urgence sont signalés par des couleurs : écarlate, rouge, jaune, etc.
En Tunisie, l’état d’urgence demeure une mesure floue, car il ne signale pas le niveau d’urgence envisagé ni la mobilisation logistique et humaine qu’il nécessite. Ainsi et selon les normes américaines citées plus haut, l’état d’urgence fut élevé dans les moments de troubles sociaux, tels que ceux survenus à Siliana ou pendant la période des assassinats politiques (Chokri Belaïd et Mohammed Brahmi) et surtout, pendant la traque des terroristes dans les monts du Chaambi où l’on a pu atteindre le niveau 2. Bien entendu le niveau maximal d’urgence ne serait atteint, que si le pays était quasiment au bord d’un conflit armé de grande envergure.
Avant son départ déjà, Ben Ali avait décrété l’état d’urgence dès le 8 janvier 2011. Cette situation s’est étendue jusqu’au 7 mars 2014 et avait requis la mobilisation permanente des forces armées qui ont pris une part active à une mission qui n’est certainement pas la leur : surveiller les centres névralgiques du pays (ministères, administrations centrales, églises, gouvernorats, banques, etc.). La police et la Garde nationale étaient, elles aussi, sur le qui-vive et l’état d’urgence les obligeaient à se mettre à la disposition de toute situation problématique. Tous les actes subversifs, ont ciblé des militants politiques, des policiers, des soldats et enfin la Garde nationale, des situations qui ont entretenu une tension permanente, particulièrement en 2013, année de l’apogée de la violence.
On en vient aujourd’hui à suspendre l’état d’urgence, le choix du timing est-il dicté par des considérations purement sécuritaires ou faudrait-il y voir aussi une décision politique voulant donner des signes évidents que la Tunisie est en passe de redevenir ce qu’elle fut jadis, un havre de paix et de sécurité ?
Pourquoi l’état d’urgence n’a plus lieu d’être ?
Cette décision, survenue le 7 mars 2014, avait laissé de nombreuses questions en suspens, parmi lesquelles: est-ce que la situation sécuritaire aujourd’hui en Tunisie est réellement rétablie pour qu’une décision d’une telle ampleur soit prise ?
Il est vrai que les signes ostentatoires de la présence militaire dans les grandes villes, et même dans les campagnes, rassurent les Tunisiens, mais face à l’opinion étrangère, cette image démontre que la Tunisie vit sous tension. Peut-on dire, qu’après l’opération de Raoued, la sécurité est définitivement rétablie ? Il est peu probable que la menace terroriste soit définitivement dissipée. Les cellules dormantes peuvent toujours agir et ce, en dépit de l’immense effort accompli jusque-là par l’armée et les forces de sécurité. Il faut signaler aussi que si plus de 1400 présumés terroristes sont sous les verrous, le travail de renseignement a commencé à prendre de l’ampleur.
Depuis le changement de l’équipe gouvernementale, la Tunisie veut donner les signes forts d’un changement important, voire décisif. Après l’écriture de la Constitution et le changement opéré à la tête du gouvernement, on assiste désormais à un regain de confiance en l’avenir de la Tunisie appelée à être le «modèle» de la transition démocratique dans le monde arabe. Les défilés diplomatiques, les aides et les prêts affluent. En témoignent les visites de chefs d’États, des ministres des Affaires Étrangères européens. La reprise des relations diplomatiques avec les Émirats arabes unis, un investisseur important, démontre fort bien la nouvelle dynamique que la Tunisie tente d’instaurer : s’attirer la confiance des investisseurs et des financiers. Toutefois, tout cela reste hypothétique et ne résout pas les problèmes de l’économie tunisienne qui peine sous le poids d’une crise financière de plus en plus pesante. Il faudrait pour le nouveau gouvernement faire preuve de sagesse afin d’attirer les investissements et créer un climat de confiance de la part des capitaux étrangers. Personne ne veut s’aventurer à risquer son argent quand un pays n’est pas sécurisé. Dans un volet à la fois politique et économique, cette décision de lever l’état d’urgence émanerait d’une volonté politique du gouvernement Jomâa souhaitant faire avancer les choses au risque de les brusquer. La Tunisie n’est désormais plus en état d’urgence, situation qui ne peut que profiter pleinement à un essor économique tellement recherché depuis trois ans.
Mais est-ce à dire que nos forces de sécurité, aussi bien de police que de la Garde nationale, sont prêtes à prendre le relais de l’armée dans sa mission de surveillance et d’intervention ?
Après trois années de restructuration, le ministère de l’Intérieur peut prétendre prendre en main les affaires de la sécurité nationale, surtout dans les régions densément peuplées. Le terrorisme, et en dépit de la perte de nombreux éléments de valeur, aussi bien de la police que de la Garde nationale, n’a pas réussi à provoquer une violence urbaine durable. Les quelques 10.000 éléments recrutés dans la police nationale, devenus opérationnels depuis peu, peuvent prendre le relais de l’armée nationale qui, il faut le dire, a été monopolisée par des tâches ingrates et qui ne valorisent aucunement ses compétences.
Mais que va faire l’armée ?
L’armée face aux défis aux frontières
Les défis du voisinage sont aujourd’hui déterminants pour la Tunisie.
La Libye, dont l’état d’insécurité est devenu permanent, les armes y circulant à flots et les groupes djihadistes armés se renforçant de jour en jour. L’Algérie d’autre part, qui va connaître des élections présidentielles, le 17 avril prochain, et cela dans un climat social pour le moins tendu, Abdelaziz Bouteflika voulant briguer un quatrième mandat alors que son état de santé laisse à désirer.
Face à ses voisins, la situation au Mali, la donne n’est pas du tout rassurante. Les groupes armés tentent de créer le noyau d’un État Islamique au Maghreb, et, selon le ministre de l’Intérieur, la Tunisie a été choisie par ces groupes pour ce projet périlleux. Autant dire que les menaces sécuritaires sont à nos portes et aucun pays au monde ne s’aventurerait à laisser son armée dans les rues alors que ses frontières sont menacées.
Car, si la coopération sécuritaire entre la Tunisie et l’Algérie est satisfaisante, en revanche, avec la Libye, les affaires ne s’arrangent pas. L’État y reste faible et l’armée, désuète, ne peut aucunement répondre aux défis des groupes armés.
La levée de l’état d’urgence n’implique aucunement les zones tampons créées depuis le mois de juillet 2013 et toute la ligne de frontière avec l’Algérie, longue de plus de 950 km, l’armée va s’y déployer pleinement avec un renfort accru, également sur la frontière libyenne. Il est vrai que le contexte politique est important, mais nous pensons aussi que le «redéploiement» des forces armées, afin d’accomplir l’une de ses missions essentielles, (la surveillance des frontières) s’impose. Les pays occidentaux, et même la Russie, ont de leur côté incité la Tunisie à revoir sa stratégie sécuritaire. L’armée tunisienne doit être mobilisée dans une guerre préventive sur les frontières terrestres, maritimes et aériennes afin de parer à toute tentative d’affaiblissement de l’État.
Le conseil de la sécurité nationale réuni le 13 février 2014 avait forcément étudié toutes ces questions inhérentes aux développements des défis qui sévissent actuellement avec nos voisins et dans la région. Il vaudrait mieux voir l’armée se mobiliser et s’ériger en sentinelle sur nos frontières, que la confiner à un rôle subalterne qui l’épuise.
Il serait grand temps de revoir d’une part tous les défis stratégiques auxquels la Tunisie a à faire face et de mettre en place tout un dispositif sécuritaire d’anticipation. Par ailleurs, nous plaidons pour donner pleinement les moyens aux forces de sécurité, les moyens matériels, logistiques et surtout des locaux-forteresses, afin que ces hommes ne soient plus une proie facile pour les terroristes. Tout cela devrait être accompagné d’une législation nouvelle afin d’établir l’équilibre entre les libertés individuelles et les besoins d’assurer la sécurité nationale.
F.C.