Par Kmar Bendana
Cette phrase est extraite d’un texte de Sélima Karoui, un des auteurs qui ont contribué à un ouvrage collectif intitulé “Un avenir en rose-Art actuel en Tunisie”, publié en août 2012 à l’occasion de l’exposition du même nom et édité par les galeries ifa de Berlin et Stuttgart et Kerber Art. Cette phrase épilogue clôt une suite de phrases insérées dans des pages roses, comme des jalons de réflexion, des haltes qui accompagnent le lecteur entre les œuvres. Elles sont extraites des commentaires des auteurs et des textes qui analysent l’arrière-fond de la production artistique en Tunisie depuis un siècle environ.
Le premier étonnement pour un lecteur est de rencontrer dans une librairie un ouvrage coloré en rose et argenté, une couleur pour le moins inhabituelle dans l’édition. La formule « avenir en rose », prise au sérieux, s’incarne dans la couverture et certaines pages. L’objet insolite attire la curiosité du lecteur. La surprise est des plus heureuses car la publication allie qualité de la réflexion et souci esthétique, la maquette est belle et les images frappent par leur sensibilité et la force de leurs messages. Au catalogue strict de l’exposition (commissaires Christine Bruckbauer et Patricia K. Triki) qui a inclus beaucoup de matériaux vivants, les éditeurs ont adjoint une série de textes qui brossent un tableau de la vie artistique en Tunisie depuis la période coloniale jusqu’à la période actuelle.
Ce recueil de textes et d’images respire la résistance créative et l’optimisme de la volonté, un état d’esprit qui a explosé après janvier 2011 et plus que jamais nécessaire en ces temps politiquement tourmentés et vociférants. Treize artistes tunisiens (Mohamed Ben Slama, Mohamed Ben Soltane, Moufida Fedhila, Aïcha Filali, Fatten Gaddès, Mouna Jemal Siala, Sonia Kallel, Halim Karabibène, Mouna Karray, Nicène Kossentini, Héla Lamine, Patricia K. Triki et Rania Werday) présentent une œuvre de leur choix, la situent dans leur parcours individuel et le contexte général où elle a été conçue. Le lecteur en retire à la fois une relation particulière des traces des événements et une perception conjuguée de la pratique des artistes, des traditions du milieu auquel ils appartiennent et des styles qu’ils proposent par leurs démarches. Sept textes (signés Rachida Tlili, Aurélie Maghloul, Houcine Tlili, Hamdi Ounaïna, Selima Karoui et Mohamed Ben Soltane) relient l’histoire et l’actualité de la scène artistique en Tunisie, les conditions où elle se produit. Parmi les questions qui traversent tous les textes, celles du rapport entre l’artiste et le public est traitée sur la durée du XXe siècle, avec l’apparition et le développement des arts plastiques en Tunisie. L’évolution de ce rapport est remise en perspective comme un héritage, constamment remodelé par la pratique des artistes, l’attitude du pouvoir politique et la réception du public.
Autre originalité d’une publication inspirante à plus d’un titre : dans une mise en page élégante, les textes, en allemand et en français, illustrent l’idéal de circulation et d’ouverture voulu par les concepteurs et les contributeurs. Outre qu’il fournit un tableau vivant et critique de la production tunisienne dans le domaine de l’art contemporain (l’expression a été consacrée par l’histoire de l’art qui l’a vu naître), l’ouvrage donne un aperçu de manifestations qui ont accompagné les premiers mois de bouleversement politique connus par la Tunisie en 2011. Le crash du régime a débridé la parole et stimulé une inventivité qui a occupé les brèches ouvertes, en partie parce que l’autorité, impréparée devant les événements, a lâché le contrôle de la rue et d’Internet. L’ouvrage sélectionne des extraits qui donnent une idée des opportunités saisies par les artistes pour occuper l’espace public et sortir des ornières dressées par le pouvoir politique et les habitudes de consommation. Une marée de photos, de vidéos, de graffitis, de peintures, de sculptures, d’installations, se répand donnant une plus large place à des voix et des œuvres qui étaient confinées dans des cercles restreints et des canaux étanches à la société. Sortant du cocon des galeries, des artistes exposent leurs visions de la société et de l’art au grand jour des murs, des places publiques et du web. Ils sont également encouragés par les ouvertures opérées dans les milieux artistiques du « Nord », plus attentifs et curieux après le déclenchement de la « révolution tunisienne ».
Paru peu après l’attaque de l’exposition d’El Abdelliyya en juin 2012, l’ouvrage montre à travers le choix des œuvres que le sort de l’art est étroitement lié aux bouleversements en cours. Les crises stimulent certes la créativité mais l’exposent en même temps à des risques touchant la liberté de son existence. Censure et auto-censure forment un couple solide, toujours vivace et prêt à s’adapter à toutes les situations. La question du marché de l’art et de son public est au cœur de la conception de l’ouvrage qui traduit la diversité des courants et des opinions qui traversent le milieu artistique soumis aux lois internationales de l’économie et de la spéculation. Sur un plan interne, la question de la religion, sortie au premier plan des conflits est une des « nouveautés » imposées par les mutations politiques en gestation et nous interpelle sur la question de l’éducation artistique. Toutes ces contraintes mettent la reconnaissance de la place de l’art dans la société tunisienne au centre des défis de cette période que nous traversons et Un avenir en rose donne au lecteur beaucoup de raisons de croire en l’énergie déployée par les artistes tunisiens et au rôle central qu’ils sont appelés à jouer pour que les mentalités, les usages pratiques et les lois qui régissent le domaine de la culture changent aussi.
L’ouvrage se referme sur une phrase qui résonne comme un signe de ralliement : « L’heure de la culture citoyenne a sonné ». Il faut espérer que des actes comme celui de cette publication se multiplient pour faire avancer la société tunisienne vers les mille et une ruptures nécessaires, partout, pour aménager le passage vers un avenir démocratique.
K.B.
*Un avenir en rose-Art actuel en Tunisie, Berlin et Stuttgart, ifa &Kerber Art, 2012, 235 p.