L’IA en biologie  : Une révolution salvatrice ou la boîte de Pandore ?

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Par Dr Sami Ayari*

L’IA ne cesse de repousser les frontières de la science, ouvrant des perspectives révolutionnaires tout en soulevant des interrogations majeures. Deux avancées récentes ont particulièrement retenu mon attention. Elles m’ont incité à prendre du recul, à réfléchir à leur impact immédiat et aux transformations qu’elles annoncent pour l’avenir de la recherche scientifique et de l’humanité.
L’une d’elles, signée Google, en est une illustration éclatante. En février 2025, l’IA Co-Scientist a accompli en 48 heures ce que les chercheurs de l’Imperial College London tentaient de résoudre depuis une décennie : comprendre comment les superbactéries développent et propagent leur résistance aux antibiotiques. Cette percée, qualifiée de tournant majeur, démontre le potentiel extraordinaire de l’IA pour accélérer la recherche et ouvrir de nouvelles perspectives dans la lutte contre cette menace mondiale grandissante.
De son côté, Evo 2, une IA développée par NVIDIA en collaboration avec l’Arc Institute, Stanford, UC Berkeley et UCSF, franchit une étape encore plus audacieuse. Imaginez un avenir où l’IA ne se contente plus d’analyser la vie, mais la crée. Evo 2, le plus grand modèle d’IA jamais conçu en biologie, ne se limite pas à décrypter l’ADN : il est capable de concevoir des génomes entiers, ouvrant la voie à des applications révolutionnaires en médecine, en agriculture et bien au-delà.
Ces avancées marquent-elles une nouvelle ère scientifique ou devons-nous nous interroger sur les limites à poser à ces technologies ? L’IA est-elle une simple alliée de la science, ou sommes-nous à l’aube d’une transformation profonde de notre rapport au vivant ?
Deux citations de lauréats du prix Nobel de chimie illustrent tout : « L’IA pourrait bien devenir notre meilleur allié pour réparer l’ADN humain, corriger les maladies génétiques et prolonger la vie. Mais elle pourrait aussi, mal utilisée, ouvrir la porte à un eugénisme incontrôlé. »Emmanuelle Charpentier, prix Nobel de chimie
« Nous jouons avec les briques fondamentales du vivant. L’IA nous donne un pouvoir immense, mais avons-nous la sagesse de l’utiliser correctement ? »Jennifer Doudna, prix Nobel de chimie et co-découvreuse de CRISPR

L’IA de Google révolutionne la lutte contre les superbactéries
Les superbactéries, ces micro-organismes résistants aux antibiotiques classiques, posent un défi majeur à la santé publique mondiale. Elles causent des millions de décès chaque année et rendent inefficaces des traitements autrefois fiables. Pendant une décennie, le professeur José R. Penadés et son équipe ont étudié les mécanismes permettant à ces bactéries de partager des gènes de résistance entre espèces. Leur hypothèse centrale portait sur le rôle des virus bactériens, ou phages, mais la valider nécessitait des années d’expérimentations complexes.C’est ici que l’IA de Google a fait la différence. Sans accès aux données expérimentales non publiées, Co-Scientist a analysé des bases de données publiques et confirmé cette théorie en un temps record, démontrant une capacité exceptionnelle à tirer des conclusions précises à partir d’informations existantes. 

Des «queues virales» comme vecteurs de résistance
La clé de cette percée réside dans les «queues virales», des structures issues de phages que les bactéries exploitent pour transférer des gènes de résistance. Ces virus, qui infectent naturellement les bactéries, peuvent encapsuler des fragments d’ADN contenant des gènes spécifiques – comme ceux produisant des enzymes (ex. : bêta-lactamases) capables de dégrader les antibiotiques. Lors d’une infection, ces gènes sont transmis à d’autres bactéries via un processus appelé transduction, permettant à des populations entières de devenir résistantes.
L’IA a révélé que ce mécanisme n’est pas une stratégie active où les bactéries «fabriqueraient» des virus comme des leurres. Il s’agit plutôt d’une opportunité évolutive : les phages servent de vecteurs efficaces, propageant la résistance sans distraire les antibiotiques, qui perdent simplement leur pouvoir face à ces adaptations. Par exemple, une bactérie comme Staphylococcus aureus peut ainsi transmettre ses défenses à une autre espèce, rendant les traitements classiques inefficaces.Ces avancées pourraient transformer les stratégies globales contre l’antibiorésistance, un enjeu prioritaire selon des organismes comme l’OMS.
Google n’en est pas à son coup d’essai. AlphaFold, en 2021, avait déjà prédit les structures des protéines avec une précision révolutionnaire. Mais Co-Scientist va plus loin : sans données expérimentales inédites, il a exploité des bases existantes avec une puissance analytique hors norme. Comme l’a noté Medium en février 2025, cette capacité à «réinventer la roue» scientifique montre que l’IA peut désormais poser elle-même les bonnes questions et y répondre rapidement.
« L’IA a le potentiel de transformer la biologie de la même manière que le microscope a transformé notre compréhension du vivant ». Demis Hassabis, cofondateur de DeepMind, à propos d’AlphaFold.
L’IA de Google ne résout pas seule le problème des superbactéries, les scientifiques restent indispensables pour appliquer ces découvertes. Mais en élucidant un mécanisme clé en seulement 48 heures, elle prouve qu’elle est un outil incontournable dans la lutte contre les défis scientifiques majeurs. Pour les superbactéries et bien d’autres domaines, l’IA ouvre la voie à des solutions plus rapides, plus intelligentes et, espérons-le, plus efficaces. 

Evo 2 de NVIDIA : une IA qui conçoit des génomes de toutes pièces
Imaginez un avenir où l’IA ne se contente pas d’étudier la vie, mais la crée. Cet avenir se rapproche à grands pas. En collaboration avec l’Arc Institute, Stanford, UC Berkeley et UCSF, NVIDIA a dévoilé Evo 2, le plus grand modèle d’IA jamais conçu en biologie. Loin de se limiter à analyser l’ADN, cet outil révolutionnaire est capable de concevoir des génomes entiers, promettant de transformer la médecine, l’agriculture et bien plus encore.
« Nous assistons à l’émergence d’un nouvel âge d’or de la biologie computationnelle, où l’IA permet non seulement d’analyser le vivant, mais aussi de le réinventer ».
Jensen Huang, PDG de NVIDIA, sur Evo 2 et la conception de génomes artificiels
Entraîné sur un impressionnant total de 9,3 trillions de nucléotides issus de plus de 128.000 génomes couvrant l’arbre du vivant: bactéries, plantes, humains, et au-delà, Evo 2 est une prouesse biologique. Contrairement à son prédécesseur Evo 1, limité aux organismes unicellulaires simples, Evo 2 s’attaque à la complexité de tous les domaines de la vie. Grâce à son architecture innovante StripedHyena 2 et à la plateforme DGX Cloud de NVIDIA, équipée de plus de 2000 GPU H100, il peut traiter des séquences allant jusqu’à 1 million de nucléotides en une seule fois, lui permettant de concevoir des génomes aussi complexes que ceux des bactéries.
Evo 2 repousse les limites de la biologie synthétique et de la médecine personnalisée. Capable de concevoir des génomes, il ne se contente pas de lire l’ADN, mais le réécrit, permettant la création de génomes synthétiques et d’organismes sur mesure. En thérapie génique, il excelle en concevant des éléments génétiques ciblant précisément des cellules spécifiques, comme les neurones ou les cellules hépatiques, réduisant ainsi les effets secondaires pour des traitements plus sûrs et efficaces. Intégré à NVIDIA BioNeMo et disponible en open-source sur le GitHub de l’Arc Institute, Evo 2 offre un accès libre à ses puissantes capacités, démocratisant la recherche biologique mondiale. 

Transformer la médecine et au-delà
L’impact d’Evo 2 se fait déjà sentir. Lors de tests initiaux, il a prédit les effets des mutations du gène BRCA1 lié au cancer du sein avec une précision de 90 %, même pour des variantes jusque-là inconnues. Cette précision pourrait accélérer la découverte de médicaments, en aidant les scientifiques à concevoir des molécules ciblant des maladies comme le cancer plus efficacement. Au-delà de la santé, Evo 2 pourrait créer des cultures résilientes, améliorant la nutrition et la durabilité pour répondre aux défis de la sécurité alimentaire. Imaginez des plantes conçues pour prospérer dans des climats arides ou des bactéries programmées pour décomposer les polluants, Evo 2 rend ces idées réalisables.
Le rôle de l’IA en génomique passe de l’exploration théorique à des applications concrètes. Evo 2 s’appuie sur des outils comme AlphaFold de DeepMind, qui prédit les structures des protéines, mais va plus loin en générant des séquences génétiques entières ADN, ARN et protéines inclus. Sa capacité à «compléter» des gènes, comme un modèle de langage prédit du texte, marque le début d’une ère où l’IA ne se contente pas d’apprendre de la biologie, mais réécrit activement le code génétique.
Lancé le 19 février 2025 en tant que modèle open-source, Evo 2 démocratise la recherche génomique. Ses créateurs, dont Patrick Hsu (UC Berkeley/Arc) et Brian Hie (Stanford), le voient comme une base pour de futurs modèles spécialisés, une sorte de «système d’exploitation» pour la biologie. Cependant, avec une telle puissance vient une responsabilité. L’équipe a exclu les données sur les pathogènes de son entraînement pour limiter les risques, assurant une utilisation éthique sous la supervision d’experts comme Tina Hernandez-Boussard de Stanford.
Evo 2 n’est pas qu’un outil, c’est un changement de paradigme. De la création de thérapies géniques d’une précision inégalée à la conception de formes de vie synthétiques, il est prêt à révolutionner la médecine, la biologie synthétique et les sciences environnementales. Alors que l’IA commence à écrire le code de la vie, la question n’est plus de savoir si elle changera tout, mais à quelle vitesse cela arrivera.
Eric Lander, professeur généticien au MIT et à Harvard et ex-conseiller scientifique à la Maison-Blanche alerte : « Nous devons nous assurer que ces technologies restent entre de bonnes mains. Un modèle de génome conçu par IA aujourd’hui pourrait être utilisé pour soigner… ou pour créer des virus artificiels demain ».

 L’IPT et la recherche biologique en Tunisie sont-ils prêts à intégrer l’IA ?
Fondé en 1893, l’Institut Pasteur de Tunis (IPT) est un centre de recherche biomédicale de renommée internationale, sous la tutelle du ministère de la Santé. La Tunisie bénéficie d’une solide tradition scientifique en biotechnologie, génétique et immunologie, malgré des défis financiers et infrastructurels, avec des chercheurs innovants contribuant à la science mondiale.
Le centre joue un rôle clé dans la lutte contre les maladies infectieuses, telles que la rage, la tuberculose et la fièvre de la vallée du Rift. En février 2025, sous l’impulsion du ministre de la Santé, Mustapha Ferjani, l’IPT a lancé des recherches sur les vaccins à ADN et à ARN messager (ARNm), renforçant ainsi la souveraineté vaccinale de la Tunisie. Parallèlement, il poursuit ses recherches sur des maladies endémiques, comme la leishmaniose et la rage, tout en explorant les interactions polymicrobiennes dans la mucoviscidose.
L’Institut Pasteur de Tunis intègre de plus en plus l’IA dans ses recherches biomédicales, tirant parti de ses compétences historiques en biologie et santé publique pour relever des défis sanitaires majeurs. Bien que l’utilisation de l’IA soit encore émergente par rapport à d’autres centres du Réseau Pasteur, plusieurs projets en cours exploitent cette technologie pour accélérer la découverte scientifique, optimiser le diagnostic et modéliser les dynamiques des maladies. Ces initiatives, souvent menées en collaboration internationale, reflètent une volonté d’innover dans un contexte marqué par des contraintes de financement et d’infrastructure.
Un projet clé concerne la découverte de médicaments assistée par IA, dirigé par Dr Emna Harigua au sein du Laboratoire d’épidémiologie moléculaire et de pathologie expérimentale. Depuis 2016, dans le cadre du programme PTR de l’Institut Pasteur, Dr Harigua exploite l’IA pour identifier des cibles thérapeutiques contre la leishmaniose. Une étude de 2018 a révélé des molécules inhibant eIF4A chez Leishmania infantum via modélisation et apprentissage automatique, évaluant leur impact sur les parasites. En 2022, le projet Lesionia a lancé un système numérique FAIR pour analyser les données épidémiologiques de la leishmaniose cutanée, améliorant surveillance et diagnostics. La plateforme IPT’OMICS constitue également un pilier des recherches incluant l’IA à l’IPT. Dédiée à la génomique et à la protéomique, elle traite des données massives issues du séquençage de génomes humains et microbiens pour identifier des biomarqueurs de cancers ou de maladies héréditaires, comme les thalassémies.
Cette plateforme soutient aussi la modélisation des dynamiques des maladies infectieuses.
Enfin, l’IPT explore l’IA dans la surveillance génomique et la prédiction épidémique, notamment à travers le SPOT Project (2023-2025), financé par le Global Health Protection Program. Ce programme, qui détecte les virus zoonotiques en Tunisie, combine le séquençage MinION avec des algorithmes d’IA pour identifier des schémas pathogéniques et évaluer les risques épidémiques, l’usage de l’IA dans ce projet illustre son potentiel pour accélérer l’analyse des données biologiques complexes.
Ces initiatives s’inscrivent dans le contrat-programme 2024-2027 de l’IPT avec le ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche scientifique, qui encourage l’adoption des technologies avancées, un accord stratégique visant à financer et orienter les activités de recherche, de formation et d’innovation de l’IPT sur cette période. Bien que les détails précis de ce contrat ne soient pas entièrement publics à ce jour, il s’inscrit dans une logique de renforcement des capacités scientifiques et technologiques en Tunisie, avec un accent particulier sur l’adoption des technologies avancées, comme l’IA, la bioinformatique et les outils de séquençage de pointe.
Malgré ses avancées notables, la recherche biologique tunisienne, y compris à l’Institut Pasteur de Tunis, fait face à des défis persistants. Le financement insuffisant demeure un obstacle majeur, avec des budgets publics qui peinent à répondre aux besoins croissants, les infrastructures vieillissantes limitent l’accès à des équipements de pointe, freinant ainsi le développement de projets ambitieux.
La fuite des cerveaux que connaît la Tunisie accentue cette situation, avec de nombreux talents, notamment des docteurs formés localement, quittant le pays en raison du manque de perspectives professionnelles attractives.
Dr Emna Harigua est peut-être une hirondelle annonçant le printemps, mais elle ne peut le faire venir. L’IPT souffre également d’un manque criant d’experts en IA, ce qui entrave sa capacité à amorcer la transition vers une recherche appliquée reposant sur ces technologies innovantes.
Il existe plusieurs raisons pour que l’IPT se modernise en termes de gouvernance et de projets, une restructuration est plus que nécessaire. Pour ce faire, il est essentiel de s’ouvrir aux autres laboratoires de recherche publique, tels que le Centre de Biotechnologie de Sfax (CBS), une institution phare de la région, et de le percevoir comme un partenaire plutôt que comme une menace. De même, les autres laboratoires de recherche en biologie et biotechnologie à l’Université de Sfax, ainsi que le Centre de Recherche en Numérique de Sfax (CRNS), qui intègre parfois des projets interdisciplinaires en bio-informatique et en modélisation de données biologiques, peuvent être des soutiens précieux en IA. La Tunisie doit se doter d’un incubateur dans ce domaine, collaborant étroitement avec l’IPT et le CBS, et intégrer les ISET spécialisés (Le Kef, Gafsa, Monastir…).
L’IPT tire parti de partenariats internationaux pour surmonter ces obstacles, en collaborant avec des institutions telles que le Réseau international des Instituts Pasteur, l’OMS, ainsi que des universités prestigieuses comme Leipzig et Kyoto. Cependant, pour maximiser son potentiel, l’IPT doit également s’appuyer sur les chercheurs tunisiens à l’étranger, actifs dans les meilleurs laboratoires de recherche publics et privés, ainsi que dans les entreprises et universités de renom à l’échelle mondiale. Ces collaborations permettront de développer des projets de recherche communs en biologie, intégrant l’IA pour renforcer l’innovation et l’impact scientifique.
Selon Dr Nada Raddaoui, directrice générale du prestigieux réseau de thérapies basées sur les acides nucléiques à Munich, un consortium réunissant quatre universités et dix-sept entreprises biotechnologiques : “L’IPT doit activement rechercher et solliciter des collaborations avec des laboratoires et instituts de recherche à l’étranger. Par exemple, le cluster des thérapies à base d’acides nucléiques dispose des ressources et des infrastructures nécessaires, mais il est crucial de mobiliser un personnel qualifié, motivé et engagé. Ces chercheurs doivent pouvoir poursuivre leurs travaux en Tunisie dans le cadre de ces collaborations, sans devoir quitter l’IPT. Le monde scientifique fonctionne aujourd’hui en réseau, en multipliant les coopérations, et c’est précisément cette dynamique que l’IPT doit intensifier.”γ

*Cofondateur et coordinateur général du Tunisia CyberShield,
cofondateur et coordinateur général de la Tunisian AI Society

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