“Libérer l’imaginaire de la dictature de l’Histoire”

L’historien Ridha Tlili ne mâche pas ses mots : «Je refuse d’être soumis à la dictature de l’identité ». La nouvelle édition de son ouvrage « Les Carthage du monde »*  sortie récemment, vient de consacrer une approche particulière adoptée par ce chercheur. Il s’agit de « philosopher l’Histoire ou savoir réfléchir sur l’Histoire elle-même».
Né en 1948 à Gafsa, fief du syndicalisme et des mouvements sociaux, le fils d’Ahmed Tlili, cofondateur en 1946 de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), défend son credo bec et ongles : il faut se débarrasser de toute obligation idéologique imposée par l’identité nationale ou locale.
Fruit d’un travail de recherche de longue haleine, cet ouvrage n’est « ni un traité d’histoire, ni un prolongement de recherches archéologiques ». Il s’agit tout simplement d’une « évocation de multitudes d’images qui entourent et agitent les symboles accompagnant le toponyme de Kart Hadasht ou Carthage».
Ridha Tlili, qui collabore avec l’UNESCO depuis 1982, nous présente à travers cette  interview, une lecture érudite de cet ouvrage de référence sur l’histoire des Carthage du monde.  Interview.

  Tout d’abord, comment présenter ce travail ?
Ce travail que j’ai élaboré avec Fredirico Mayor, ancien Directeur général de l’UNESCO, s’inscrit dans le cadre du projet «Les routes interculturelles et transculturelles» mené par cette organisation onusienne. Ce projet, tout comme «les routes de Carthage», «La route de l’Esclave», «La route de la Soie», finira par confirmer —et c’est d’ailleurs l’objectif essentiel—  que toutes ces cultures différentes appartiennent à la grande maison de l’humanisme et de l’humanité.

Nous Tunisiens, c’est un fait avéré, nous avons longtemps “monopolisé” le « label Carthage », pierre angulaire de notre histoire lointaine. Mettre en question cette histoire et comparer « notre Carthage » avec d’autres lieux similaires dans le monde, n’est-il pas de nature à soulever des interrogations quelque part, voire même des résistances ?
Carthage a une signification originale. C’est le nouveau monde ou la nouvelle ville. Carthage ou Kart Hadasht n’est pas une propriété d’un pays donné. La “première” Carthage fut créée en Tunisie. Ce sont les Carthaginois  qui ont créé eux-mêmes les premières Carthage, à l’instar de Cartagena de Indias en Colombie par exemple (Les Carthaginois de l’Espagne). Cela veut dire qu’on ne peut pas parler de résistance, car c’est l’invention des Carthaginois eux-mêmes. Au contraire, je pense que la réputation de toponyme pourrait servir  l’image de Carthage tunisienne.
Toutefois, la méconnaissance de l’histoire de Carthage en dehors de la «nôtre» ou de «Carthage locale», représente un grand déficit. D’ailleurs, on peut se poser la question «Pourquoi il y a tant de Carthage dans le monde». On a mis des années et des années de recherche sans avoir pensé à cette question à laquelle j’essaye de répondre dans ce travail.

Et comment serait la réponse en quelques mots ?
Le concept Kart Hadasht a voyagé à travers tous les continents. Et c’est cela à mon avis le plus important. Il y a aujourd’hui de véritables immenses Carthage comme Cartagena d’Espagne (223 av. J.-C) et Cartagena de Indias en Colombie (1533) qui se distinguent également par leur importance historique. C’est pour cela que j’ai proposé de créer un «musée de Carthage du monde» en Tunisie, afin de mettre en valeur ce symbole et cette histoire.

Qu’est-ce qui distingue Carthage phénicienne des autres Carthage et Carthagena dans le monde ?
D’abord, il ne s’agit pas de la même époque. Les Carthage méditerranéennes ont été créées dans une période très lointaine avec la fondation de Carthage même en Tunisie (814 av. J.-C.). Alors que celles qui existent actuellement en Amérique ont été créées à partir de 1513, quelques années après la découverte de cet immense continent par Christophe Colomb (en 1492). C’étaient les Méditerranéens qui ont conquis l’Amérique en attribuant le nom de leur ville la plus célèbre à des villes américaines, à savoir Carthage. D’ailleurs, les premières Cartagena ont été fondées par l’Espagnol Juan de Cartagena. Cette expansion des Cartagena en dehors de la Méditerranée a duré presque 4 siècles (1513 – 1848). Quant aux Carthage d’Asie, elles furent découvertes suite à la colonisation espagnole aux Philippines (à partir de 1565).

La fondation de certaines Carthage relève du hasard, comme vous l’avez mentionné dans cet ouvrage, et n’obéit à aucune explication proprement rationnelle.  Quelle valeur historique ou archéologique conférer alors, à ces lieux ?
Il y a des lieux qui sont d’une valeur historique et archéologique incontournable à l’instar de plusieurs villes espagnoles dont  notamment Cartago Nova, une grande ville méditerranéenne de l’époque punique et romaine qui a été le point de départ de l’expansion carthaginoise vers l’Europe. Et ce n’est pas tout ! Les ports de cette ville ont connu le coup d’envoi de la grande expédition de Hannon vers les côtes africaines (côtes sénégalaises aujourd’hui).
La deuxième ville qui se distingue par sa grande valeur historique est Cartagena de Indias en Colombie. Il s’agit de la première ville ciblée par l’expansion européenne en Amérique latine. C’est l’une des plus grandes forteresses en Amérique dont l’architecture est totalement conforme à celles des forteresses carthaginoises en Méditerranée. Cartagena de Indias se distinguait également par l’arrivée du plus grand mélange de races dans l’histoire. Elle était le port de l’esclavage par excellence.
Cette ville qui a été traversée aussi par les colons espagnols ainsi que par les populations africaine et andalouse, garde jusqu’à aujourd’hui des traces et des empreintes de la civilisation andalouse surtout, notamment au niveau de sa monumentale architecture. Se promener dans des rues, des lieux ou rencontrer des monuments avec une architecture semblable à celle de Bab Souika ou de la Mosquée Zitouna, n’est pas une mission si difficile.
Une autre ville qui est d’une importance vitale également, est Cartagena de Chili (1615). Elle fut une ville de contestation, de résistance. Elle a réussi à résister à plusieurs mouvements, dont notamment le fascisme. Cela dit, les ressemblances au niveau de l’histoire entre ces Cartagena sont très nombreuses.
Autre point qu’il faut mentionner à propos de ce toponyme le plus répandu dans le monde, à savoir Carthage, c’est qu’il fut à l’origine de la nomination de plusieurs villes américaines, telles que New Jersey, New York, New Orleans, qui sont, d’après les études, la traduction du mot Kart Hadacht, c’est-à-dire la nouvelle ville.

Vous avez visité, à la recherche de Carthage, plusieurs pays. Etes-vous satisfait des résultats de cette recherche ?
Satisfait ? Franchement, je ne le suis pas. Car, j’aurais aimé enrichir cet ouvrage par des documents d’archives, mais cela aurait été très lourd pour un lecteur qui ne maîtrise pas la lecture de ce genre de documents. De même pour les cartes de localisation que je n’ai pas pu insérer, alors que toutes les Carthage sont parfaitement localisées dans des cartes bien précises. J’aurais souhaité également publier tous les entretiens que j’ai effectués lors de mon séjour dans plusieurs lieux, en marge de ma recherche. Mon souci était de rédiger un livre remarquable et remarqué, mais qui soit aussi facilement accessible tant sur le fond que sur la forme. C’est pourquoi j’ai opté pour un format plutôt latino-américain que français.

Justement, le format de l’ouvrage est un peu particulier, l’abondance des photos également. Le choix n’est donc pas fortuit ?
Absolument. Le format latino-américain crée le rythme, la vivacité du livre à travers les photos également. Contrairement au livre français qui est conforme au modèle cartésien. Ce qui n’est pas le cas pour mon ouvrage qui représente un mélange d’histoire, d’inspiration poétique, etc.

Que regrettez-vous de n’avoir pas mentionné ou mis dans cet ouvrage ?
Je regrette de n’avoir pas été assez adroit pour enregistrer le fameux écrivain colombien Gabriel García Márquez —que j’ai très bien connu et qui habitait d’ailleurs à Cartagena de Indias—,  pour qu’il raconte l’histoire des Méditerranéens venus des pays du Levant vivre en Colombie et qui ont été toujours considérés comme des Turcs.

Vous considérez que Carthage est à l’origine de la pensée et de la culture démocratiques. Attendu que la Tunisie est actuellement en plein essor démocratique, peut-on soutenir que ce constat renvoie à une simple coïncidence ou à un destin qui a répondu ?
Il n’y a pas de démocratie sans savoir. L’histoire de la démocratie de la République carthaginoise est mal étudiée d’une part, et d’autre part, elle est quasi absente dans la conscience populaire. Il serait utile, dans ce sens,  de revenir à l’histoire de la République,  de l’enseigner et de la divulguer même. D’ailleurs, la question que j’ai voulu mettre en valeur est la suivante : on ne doit pas laisser les ruines muettes. Celles-ci ne représentent qu’une partie de l’Histoire, et non pas toute l’Histoire. C’est un témoignage. Or un témoignage, s’il n’arrive pas à être enrichi par des récits ou par d’autres témoignages, ne parviendra jamais à l’imaginaire populaire.

Restons sur cette question. Que voulez-vous dire exactement par l’expression « l’imaginaire imaginé libre de toute historicité » ? S’agit-il d’un concept ou d’une idée que vous avez élaborés dans ce travail ?
Il s’agit pour moi, de faire libérer l’imaginaire de la dictature de l’Histoire. Sinon, on se serait contenté uniquement de cette ville de Carthage et on n’aurait pas pu aller chercher ailleurs. Si on se laisse enfermé dans l’Histoire, on n’ira pas très loin et ce sera très grave d’ailleurs.  C’est pourquoi je refuse d’être prisonnier de l’Histoire, car on risque d’être emprisonné par l’idéologie.

Est-ce pour cela que vous avez appelé à “philosopher” l’Histoire?
Oui, justement. On est emprisonné par les idéologies de l’Histoire. Or, pour aller vers un imaginaire politique, il faut ne pas se laisser totalement englouti par l’Histoire dont les idéologies sont en mesure d’enfermer les identités, créer des identités suicidaires cultivant l’exclusion.

Ce que vous venez de dire est au cœur même de la philosophie de l’Histoire. En fait, c’est quoi ce concept ?
C’est tout simplement savoir réfléchir sur l’Histoire elle-même. Celle-ci ne doit pas être écrite seulement, mais aussi repensée et réfléchie. Il serait utile de se poser des questions autour de la nature de cette Histoire. Il faut, de même, créer un corpus philosophique pour lire cette Histoire et l’analyser minutieusement.

Comment pourriez-vous classer ce travail qui dépasse le caractère purement historique ou muséographique ?
Il s’agit de l’Histoire symbolique tout court. C’est l’anthropologie des racines des symboles.

Qu’est-ce qui distingue cette nouvelle édition de « Les Carthage du monde » de la première parue en 2007 ? Où réside la valeur ajoutée ?
La première édition publiée par l’UNESCO a été à l’origine d’une grande exposition sur les Carthage du monde au siège de l’Organisation à Paris, ainsi qu’une autre exposition à New York aux Etats-Unis. On a tout fait pour faire parvenir cette exposition à la Tunisie, malheureusement, les autorités politiques n’étaient pas au rendez-vous.
C’est un travail colossal qui est resté mal exploré et mal exploité. J’avais toujours appelé à universaliser une partie de l’histoire de la Tunisie à l’instar de Carthage. Notre pays est riche en sites archéologiques, monuments, cartes, écritures. Il faut à mon sens sortir de ce carcan étouffant, de cette identité stagnante qu’on doit transgresser absolument.
Je m’échine à me débarrasser de cette obligation idéologique imposée par l’identité nationale ou locale. Je refuse d’être, toute ma vie, soumis à la dictature de l’identité.
D’ailleurs, pour revenir à la question de la démocratie, cette dernière ne peut pas exister ou prospérer à travers un esprit local ou provincial.  La démocratie est un concept universel qui se développe à travers l’universalité.

 

Propos recueillis par Mohamed Ali Ben Sghaïer

*  Les Carthage du monde :
– Nombre de pages : 94
– Format : latino-américain 24/20 cm
Prix : 25 dinars
Impression : SOTEPA GRAPHIC

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