Liberté d’expression: Où en est la Tunisie ?

A l’occasion de la journée mondiale de la liberté d’expression, le 3 mai prochain, Réalités est allé à la rencontre de ceux qui se battent au quotidien pour une réelle liberté d’expression dans le paysage médiatique tunisien.

La Tunisie est le pays le plus libre du monde arabe en termes de liberté de la presse. Gagnant 30 places en un an, elle s’affiche au 96e rang sur 180 pays au Classement de la liberté de la presse publié par Reporters sans frontières (RSF) chaque année. Pourtant, le chemin reste long avant d’acquérir cette réelle liberté. L’arsenal juridique tunisien en la matière souffre de nombreux maux et les journalistes se heurtent tant à des obstacles de différents ordresainsi qu’à une hiérarchie qui persiste à vouloir protéger ses intérêts au détriment de l’information.

Ce que dit la loi
Les décrets 115 et 116 ont été signés peu après la révolution par le Président par intérim de l’époque afin de prévenir tout abus à l’encontre des journalistes. Relatifs à la presse écrite et au secteur audiovisuel, ces décrets régissent les droits et devoirs des journalistes. Face à la pression des organisations professionnelles et ceux de défense des droits de l’homme, la question de créer un cadre légal régulant le secteur de l’information était devenue prépondérante surtout après des années de plomb durant l’ancien régime. Pourtant, on remarque que rien n’a changé au niveau de l’application de la loi, la justice se référant encore et toujours au code pénal en vigueur plutôt qu’aux décrets qui sont rarement pris en compte. Il faut souligner que les deux décrets stipulent qu’un journaliste ne peut en aucun cas être passible d’une peine de prison ferme, au profit de peines financières afin d’éviter le pénal.
Par exemple, l’article 69 du décret 115 stipule la manière dont doivent être engagées les poursuites judiciaires pour les délits dits de « voix de presse ». Quant à l’article 13 du décret 116, il précise que le journaliste ne peut être tenu pour responsable d’un propos qu’il aura publié conformément aux usages et à la déontologie de la profession. Il ne sera reconnu coupable que s’il a été formellement prouvé qu’il n’a pas respecté la loi. « Très souvent les journalistes sont déférés devant la justice en vertu du code pénal. La panoplie juridique n’a pas encore été « nettoyée ». Lorsque quelqu’un porte plainte contre un journaliste, il va se référer aux articles du code pénal incriminant les injures, la calomnie, la diffamation, passibles de peines de prison alors que le décret 115 exclut toute peine physique pour les journalistes. C’est le principal point qui reste à reconquérir. Cependant, le décret 115 a instauré des amendes pour l’injure et la diffamation. Mais ce sont des amendes tellement insignifiantes que celui qui a de l’argent peut injurier autant qu’il le souhaite. Mais ils se sont aperçus de cette erreur là» estime Ridha Najjar, expert en communication et ex-directeur du CAPJC (Centre Africain de Perfectionnement des Journalistes et Communicateurs). D’ailleurs, les comparutions devant la justice sont pour certains journalistes redondantes comme c’est le cas du bloggueur Haythem El Mekki, chroniqueur à Mosaïques FM. S’exprimer librement engendre l’ire de ses détracteurs. Résultat : un grand nombre d’affaires en justice à son encontre. A la suite d’une chronique controversée sur l’homme d’affaires Chafik Jarraya, Haythem a été convoqué par la brigade criminelle alors que les décrets 115 et 116 empêchent cela. Autre exemple qui fit grand bruit dans la profession, le cas de Zied El Heni. Incarcéré en 2013 dans l’affaire dite de « l’œuf du ministre », il est devenu l’emblème de la lutte contre la répression des journalistes et l’atteinte à la liberté d’expression et du non respect des décrets. « Depuis la révolution, nous jouissons d’une liberté réelle mais de nombreux problèmes persistent. Dans les journaux privés, Le journaliste est toujours limité par la décision du propriétaire du média. Lui seul a le pouvoir de déterminer la ligne éditoriale et de l’orienter comme il le souhaite. Il y a de rares exceptions qui se situent dans les organes de presse dirigées par des personnes réellement du métier. » martèle Zied El Heni. Pis, selon lui, nous sommes en train de « commettre beaucoup d’erreurs professionnelles comme la confusion entre diffamation et éthique. On passe par une étape de transition dans laquelle on apprend à bien user de cette liberté et avec la création des instances de régulation comme la Haica, le Conseil de Presse qui naîtra pour remplacer la vieille loi 115, notre action sera sûrement améliorée et cela nous permettra d’éviter de commettre plus d’erreurs ».
Cependant, la liberté d’information ce n’est pas dire tout et son contraire sans respect des règles déontologiques et du cadre juridique. Rappelons qu’il est interdit de calomnier, injurier ou diffuser de fausses nouvelles. Dès lors, comment appréhender cette liberté retrouvée sans dérive ?
La presse électronique et la course au buzz
Depuis la révolution, une pléthore de nouveaux médias a vu le jour en Tunisie. Avec l’expansion des réseaux sociaux, la presse électronique est devenue incontournable. Pourtant, elle peut avoir de nombreux travers. La course au buzz, au scoop et au nombre d’articles lus a forcément un impact sur le journaliste à qui l’on demande de publier toujours plus et d’avoir le scoop avant les autres médias. Cela a pour conséquence des informations parfois fausses, incomplètes ou approximatives. Pour Marouene Achouri, rédacteur en chef à BusinessNews, le principal avantage de la presse en ligne c’est la réactivité. « On est sur le coup dès que quelque chose se passe dans l’heure. Ça a apporté aussi une autre manière de faire du journalisme parce qu’il y a un besoin d’informations qui est immédiat. Le Tunisien, s’il entend parler de quelque chose, il va aller sur les sites web pour vérifier. C’est à ce besoin là que les sites web répondent. Mais avec l’inconvénient du cadre légal de la presse électronique qui n’est pas clair, n’importe quelle personne qui veut ouvrir un blog et se prévaloir d’être journaliste web. Evidemment ce n’est pas du tout vrai. ».
Les réseaux sociaux, définition même de la liberté d’expression, sont souvent le lieu où se passent de nombreuses dérives : tout y circule, le meilleur comme le pire. Au journaliste de faire la part des choses, en se trompant quelque fois. « Si on essaye de chercher à faire le buzz sans vérifier ses informations, à la limite le support importe peu. Le journaliste web ou le journaliste de la presse « classique », s’il est dans cette dynamique, peu importe le support il le fera. Il y a une difficulté pour les journalistes du fait de cette obligation de célérité. Les journalistes de la presse « classique » vont avoir 12h avant d’imprimer le journal du lendemain. Un journaliste web doit publier le plus vite possible. Si on prend la bonne foi, il prend donc plus de risque de se tromper que le journaliste de la presse classique. » estime Marouene Achouri.
Le droit de réponse, utilisé lorsqu’une information est incomplète ou jugée fausse, n’est pas assez de mise en Tunisie. Pourtant, il pourrait éviter de nombreuses poursuites judiciaires et permettrait à la personne qui s’est sentie calomniée d’exprimer son mécontentement. C’est en fait au lectorat de savoir faire la différence entre une information de qualité et un article servant uniquement à faire le buzz. La plupart des radios, télévisions et journaux papiers ont désormais également un site internet. Ils utilisent donc un support qui n’est initialement pas le leur afin d’attirer toujours plus de personnes. Cela demande donc plus de moyens au média en question. Une radio a par exemple d’ores et déjà de nombreux correspondants partout en Tunisie qui peuvent relayer en temps réel l’information. Un site d’information électronique est souvent limité par le nombre réduit de ses journalistes. D’ailleurs, écrire sur un support électronique diffère des techniques journalistiques dites « classiques ». Il faut être concis, compris de tous, attirer le lecteur, rendre l’article attrayant (surtout lorsque l’on sait que le temps d’attention d’un lecteur en ligne est de 30 secondes). Cela renvoie donc à la formation des journalistes en Tunisie en la matière qui est à revoir.

Une formation obsolète
L’IPSI, l’Institut de Presse et des Sciences de l’Information, le principal centre de formation des journalistes, dispense un cursus journalistique qui ne répond plus aux besoins actuels de la profession. Trop de théorie, pas assez de pratique, des cours dispensés par des professeurs qui pour la plupart n’ont jamais tenus une rédaction… En résulte à la sortie des journalistes qui ne sont pas assez préparés sur le terrain et qui ont parfois du mal à comprendre les tenants et les aboutissants d’un article comme le raconte Ridha Najar « je suis un des créateurs de l’Institut de Presse, la formation de journalistes n’était pas mauvaise à l’époque. Le problème a dérivé le jour où par orientation universitaire on nous a envoyé jusqu’à 700 étudiants la première année qui n’avaient pas demandé à être journaliste. Au bout de 20 ans de bataille, l’Ipsi recrute sur concours une vingtaine de journalistes la première année. Les autres ont été orientés en masse. Quand on a 700 étudiants en première année il faut aussi recruter des profs mais nous avons trop de profs théoriciens qui enseignent le journalisme sans jamais avoir écrit une ligne de leur vie. ». Pour lui, le seul apport unanimement reconnu de la révolution est « la liberté de la presse et d’expression. Sur le plan de la constitution cela reste encore à consolider mais il y a aussi la liberté de conscience. Cette liberté retrouvée a éclaté en dérive : les gens ont cru que tout était permis. Ca coïncidait avec l’éclatement du paysage audiovisuel qui a été ouvert au privé. On a mis sur antenne des jeunes qui étaient simplement des « djs », qui passaient des discs avant et qui grisés par l’euphorie de cette liberté ont en direct dépassé toutes les bornes sans aucun respect de la déontologie, du métier de journaliste, aucun respect de la vie privée, aucun respect de la présomption d’innocence… ». En outre, il faut distinguer le journaliste francophone du journaliste arabophone. Marouene Achouri explique d’ailleurs rencontrer « beaucoup de difficultés pour recruter des journalistes maitrisant parfaitement le français, il y a beaucoup de problèmes de langue et surtout beaucoup trop de fautes ! ». Notons la différence dans la manière de traiter l’information entre un journaliste tunisien arabophone et un francophone. Pour ce dernier, écrire en français veut dire d’abord retranscrire l’information reçue en arabe, la réécrire et la re-contextualiser en français. Cela peut donc engendrer des erreurs tant syntaxiques que dans la manière de traduire l’information de l’arabe au français. Autre problème, la remise des cartes professionnelles, pas assez contrôlée.
« Il faut rester vigilants face à la dérive des remises de cartes professionnelles. Il faut la donner seulement à ceux qui respectent la déontologie qu’impose la profession. Les personnalités des médias doivent avoir une conscience parce qu’ils représentent un pouvoir réel qui influe sur l’opinion publique. Face au chaos politique, ils doivent être à la hauteur. Le syndicat reste un espoir pour les tunisiens pour préserver leur liberté d’opinion et d’expression et ainsi préserver les intérêts de la Nation. » s’exclame Zied El Hani. Face à ce marasme, il serait peut-être temps de changer la mentalité du Tunisien dans sa manière de consommer l’information. Plutôt que de vouloir continuer à consommer de la presse gratuite, il serait optimal de commencer à payer pour de l’information de qualité.
Inès Aloui

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