Devant une situation délétère, la Libye affronte aujourd’hui une grave crise sécuritaire qui non seulement la secoue, mais ébranle dangereusement la sécurité de ses voisins, le chaos étant total. Les milices armées de différentes villes (Zentane, Misurata, les Nafoussi, etc.), s’affrontent pour conquérir le pouvoir. Deux parlements sont déclarés, l’un siégeant à Toubrouk et qui représente l’État officiel libyen internationalement reconnu, l’autre formé par les islamistes ayant élu domicile à Tripoli. Fin août le gouvernement provisoire d’Abdallah al-Theni, installé dans l’est du pays, a tout simplement démissionné, laissant les Libyens se perdre en hypothèses et en conjectures.
Cette «anarchie» et ce flou profitent bel et bien aux groupes armés ; la Libye étant devenue l’épicentre du dit «djihadisme» de tous les groupuscules terroristes. L’Algérie, la Tunisie et l’Égypte ont dépêché leurs troupes sur les frontières craignant l’entrée d’éléments terroristes sur leurs territoires. La chute de l’aéroport de Tripoli entre les mains des milices islamistes a fait craindre aux pays de la rive sud de la Méditerranée la répétition du scénario du 11 septembre 2001. L’une des hypothèses avance un scénario catastrophe à savoir l’utilisation de ces avions pour perpétrer des opérations kamikazes.
De nombreuses voix s’élèvent aujourd’hui clamant avec emphase une intervention militaire dans ce pays afin de parer à ces dangers imminents. La forme, l’étendue, la nature de cette intervention fait l’objet d’un débat houleux et d’une controverse qui divise de nombreux pays.
Qui veut intervenir ? Quels sont les intérêts en jeu et que pensent les Libyens de cette intervention si elle devait avoir lieu ? Les voisins de la Libye veulent-ils intervenir ?
L’Algérie et la Libye
Les milices libyennes font régner la loi aussi bien à Benghazi qu’à Tripoli. «Fajr Libya» une coalition de milices islamistes originaire de Misrata forme quasiment un État dans l’État. À Benghazi, Ansar al-sharia contrôle plus de 80 % de la ville.
El Watan, quotidien algérien à large diffusion, avait évoqué la semaine dernière la mise en place d’une commission sécuritaire mixte algéro-égyptienne formée par les services de renseignements des deux pays. L’Algérie craint au plus haut point les dérives guerrières en Libye et ses impacts sur sa sécurité nationale. À ce titre, elle essaye de neutraliser ces groupes armés.
Mais officiellement l’Algérie dit et affirme sans ambages qu’elle n’interviendra pas militairement en Libye et qu’elle préfère les solutions politiques négociées et que la crise, selon le Premier ministre algérien, se déroule entre Libyens et que sa solution demeurera avant tout libyenne. Mais d’un autre côté l’Algérie voit mal l’incapacité des Libyens à parer aux dangers de ces milices qui sèment partout la terreur. Les différentes factions islamistes font peur, car elles sont armées et n’hésitent pas à pénétrer en territoire voisin.
L’idée de constituer une force armée des pays d’Afrique du Nord a été vaguement évoquée par Ramtane Lamamra, ministre algérien des Affaires étrangères. Et d’expliciter que cette force sera conduite sous l’égide de l’union africaine et pourrait ainsi intervenir non seulement en Libye, mais aussi dans toute la zone subsaharienne (particulièrement le Mali et le Niger.)
L’Algérie agit sur le sol libyen
Depuis le début du mois de juin, des rumeurs circulent selon lesquelles l’Algérie et les USA mènent des actions contre les milices islamistes en Libye. Entre le discours officiel qui brandit la neutralité de l’Algérie dans ce conflit libyen interne et l’action sur le terrain, l’écart est de taille. En effet, des éléments des forces spéciales américaines et algériennes mènent conjointement, depuis le milieu du mois de juin, des actions militaires contre les milices islamistes en Libye. Alger a fermement démenti l’information évoquant que la Constitution algérienne interdisant à l’armée d’être déployée à l’extérieur de son territoire en temps de paix. Mais des sources sécuritaires algériennes affirment pourtant que ce sont bien les commandos du 4e régiment de parachutistes, appuyés par des hélicoptères de combat et les hommes du Groupe d’intervention spécial (GIS), l’équivalent du service Action de la DGSE et leurs homologues américains du 317e escadron des Forces spéciales qui sont sur le terrain. Leurs missions consisterait à «accompagner la prise du pouvoir, ou de récupérer vivant, en cas d’échec, l’ancien général libyen Khalifa Haftar, 71 ans, qui mène depuis des mois l’opération dite “dignité” contre les groupes islamistes installées à Benghazi.»
Pour garantir le succès de l’opération, 25.000 soldats algériens se sont déployés le long de la frontière libyenne, dans le sud-ouest. Notons que la ligne de frontière terrestre entre l’Algérie et la Libye est longue de plus de 900 km. À quoi il faut ajouter, au nord, le navire d’assaut amphibie USS Bataan, avec 1.000 marines à son bord, qui croise en Méditerranée, très près des côtes du Maghreb. Le commando américain appartient lui à l’unité du Commandement des Opérations spéciales pour l’Afrique (SOCAFRICA), dépendant de l’AFRICOM basé à Stuttgart (Allemagne). Il avait capturé Abou Anas Al-Libi, un proche d’Ayamn Dhawahiri, l’émir d’Al-Qaïda, le 6 octobre 2013, chez lui à Tripoli.
Cette unité d’élite a habituellement pour mission de «neutraliser» et d’exfiltrer des djihadistes recherchés par le FBI dans le plus grand secret. Elle est chargée — au cas où — de rapatrier dans les meilleurs délais des commandos qui seraient gravement blessés lors d’un accrochage. Cet escadron se déplace par petits commandos de neuf personnes, à bord d’un petit avion d’affaires suisse, le Pilatus PC12. Discret, il est capable de se poser et de décoller sur une piste courte et même sur l’herbe.
Khalifa Haftar est considéré par les Américains comme l’homme providentiel qui pourrait être le Sissi de la Libye. Fort du soutien des Américains et des Algériens, il a commis une grave erreur en faisant bombarder, le 28 mai dernier, des bases djihadistes. Bilan de l’opération : une centaine de morts et des dizaines de blessés parmi les combattants islamistes, mais aussi parmi les civils. La riposte ne s’est pas fait attendre et, le 4 juin, Khalifa Haftar est blessé lors d’un attentat-suicide dans son QG à Benghazi. La CIA envisage alors une exfiltration de son agent et de ses hommes tout en maintenant l’autre option (prise du pouvoir par Haftar). Elle sollicite l’aide de l’Algérie qui accepte. Ses forces spéciales ont déjà mené un raid, avec succès, en territoire libyen. C’était le 24 octobre 2013 pour anéantir un campement d’AQMI.
L’hypothèse d’une intervention militaire algérienne en Libye n’est pas nouvelle, mais depuis plusieurs semaines elle a acquis une certaine crédibilité, notamment en raison du déploiement massif des soldats sur ses frontières. Il y aurait environ 5.000 hommes basés sur la frontière entre l’Algérie et la Libye. Mais l’armée algérienne a annoncé la semaine dernière que dans le cadre de la coopération tuniso-algérienne de lutte contre le terrorisme, ce sont 8.000 soldats algériens qui vont être déployés à la frontière. Au début du mois de juillet 2014, les médias algériens ont révélé que l’armée procédait à des opérations secrètes loin de ses frontières, jusqu’à 100 kilomètres à l’intérieur du territoire libyen. L’information avait alors été démentie par les autorités, mais plusieurs sources algériennes ont affirmé que ces incursions avaient pour but de détruire les tunnels reliant la Libye à l’Algérie, en passant par la Tunisie, par lesquels les rebelles font transiter armes et explosifs.
Autant dire que l’Algérie agit en Libye sans le dire expressément et que sa sécurité nationale, devant les menaces des groupes terroristes, lui dicte cette stratégie. Mais l’affirmer serait heurter de front l’honneur des Libyens qui ont toujours mal digéré l’attitude algérienne devant la «révolution du 17 février.»
L’Égypte a-t-elle déjà un pied en Libye ?
Deux avions non identifiés larguent le 18 août des bombes sur Tripoli. Ces bombardements dans l’est de la capitale visent notamment les positions de miliciens proches de ceux de Misrata ; des milices islamistes notoires et plus particulièrement «Fajr Libya» (L’aube de la Libye). Mohamed Hadia, porte-parole de cette milice avait déclaré «Les Émirats et l’Égypte sont impliqués dans cette lâche agression». Il a entre autres accusé le Parlement et le gouvernement provisoire de complicité. À ce bombardement mystérieux, le New York Times avait révélé que «Les Émirats ont utilisé leurs appareils et leurs équipages pour les bombardements, et que l’Égypte a prêté des bases aériennes». Une information confirmée à l’AFP par deux responsables américains à Washington. Paris, Londres, Berlin, Washington et Rome ont condamné des «interférences extérieures en Libye qui exacerbent les divisions». Le président égyptien, Abdel Fattah al-Sissi a démenti catégoriquement. «Nous n’avons mené aucune opération militaire en dehors de nos frontières jusqu’à présent, il n’y a aucun avion ni aucun soldat égyptien en Libye.» Mais le ministre des Affaires étrangères égyptien, Sameh Choukri, avait toutefois déclaré que «l’Égypte ne resterait pas les bras croisés si sa sécurité nationale était menacée». Quant aux Émirats, le gouvernement d’Abou Dhabi n’a pas réagi.
La France, l’Europe, les Nations unies et la Libye
À la date du 9 septembre dernier, Jean-Yves Le Drian, ministre français de la Défense, a déclaré que la France devait agir en Libye avec la communauté internationale. Il affirme dans les colonnes du journal Le Figaro que «La France doit “agir” et “mobiliser la communauté internationale” en Libye.»
Jean-Yves Le Drian a évoqué la possibilité d’étendre jusqu’aux frontières libyennes le dispositif militaire Barkhane, «rempart de l’Europe face au djihadisme du Sahel». Le ministre reconnaît que la France travaille «en bonne intelligence avec les Algériens». Selon Luis Martinez, la France et les États-Unis apportent depuis trois mois un appui à des opérations algériennes en Libye. Mais comme à l’accoutumée Alger nie toujours.
«Il faut engager l’Algérie et l’Égypte dans le travail de stabilisation de la Libye», estime Mattia Toaldo, du Conseil européen des relations internationales (ECFR). «Une résolution des Nations unies autorise ces pays à contrôler les frontières de la Libye parce que personne ne le fait du côté libyen». La France pourrait ainsi participer à la sécurisation des frontières, dans une logique de non-contagion aux pays voisins de la Libye.
Mattia Toaldo s’interroge sur les cibles et les alliés de la communauté internationale en cas d’intervention en Libye. «On intervient pour qui : auprès du général Haftar ? Qui sont les terroristes visés : tous les islamistes ou seulement Ansar al-Charia ?» Pour le chercheur de l’ECFR, l’intervention internationale sera dangereuse tant qu’aucun accord entre les acteurs politiques libyens ne sera trouvé.
Pour ces trois spécialistes de la Libye, une intervention internationale pourrait être efficace à condition d’être adossée à un plan stratégique à long terme de plusieurs années. Un plan qui a fait défaut lors de l’intervention internationale de 2011. «Il faut faire ce qu’on aurait dû faire en 2011 : aider à créer les institutions, former un groupe de sécurité, désarmer les milices de façon coordonnée», détaille Luis Martinez.
La Ligue arabe refuse toute intervention en Libye
La Ligue des États arabes, conforme en cela à ses discours creux, déplore comme toujours la détérioration de la situation en Libye. Et de trouver une nouvelle invention consistant à dire que «les pays arabes doivent régler leurs problèmes eux-mêmes ou avec l’aide des pays frères, loin de l’intervention des étrangers dans les affaires des pays arabes», a indiqué le Secrétaire général adjoint de la Ligue, Fadhel Mohamed Jaouad. Il explicite que la Ligue arabe suit avec préoccupation et grand intérêt les développements de la situation déplorable en Libye eu égard à l’importance de ce pays sur la scène arabe.
Il a salué l’installation du nouveau parlement à Tobrouk (Est) malgré le boycott de certains députés, estimant que ses réunions sont légitimes étant donné que la Déclaration constitutionnelle autorise la tenue de réunions du Parlement dans d’autres endroits que celui de son siège à Benghazi. .
Il a estimé que l’entrée en fonction du nouveau parlement est un grand pas politique dans le processus en cours en Libye et a exprimé l’espoir que le Parlement va contribuer, avec l’aide des pays du voisinage et des autres pays arabes, à l’ancrage de la paix et de la quiétude en Libye.
Évoquant la position de la Ligue arabe à l’égard de la demande du nouveau Parlement libyen d’une intervention internationale pour protéger les civils et le démantèlement des milices et groupes armés, il a précisé que la Ligue «ne souhaite pas et ne soutient pas une intervention étrangère en Libye.»
Il a toutefois concédé que la décision revenait au parlement de permettre ou d’empêcher une intervention étrangère, soulignant que la Ligue arabe opte pour que les pays arabes règlent leurs problèmes par eux-mêmes ou avec l’aide des pays amis loin des ingérences étrangères.
Il a rappelé que la Ligue arabe participe aux réunions des pays du voisinage de la Libye qui ont déjà eu lieu ou qui auront lieu prochainement en vue d’aider la Libye à réaliser sa sécurité et sa stabilité.
Encore une fois nous remarquons que la Ligue arabe, face aux bouleversements politiques que subit le monde arabe, est restée hors-temps, car tout simplement divisée en clans.
Aucune vision stratégique sur la politique internationale. Un immobilisme qui explique aujourd’hui la pleine intervention étrangère dans les affaires de nombreux pays arabes et en dernier l’Irak, le prochain sera certainement la Libye.
La Libye va-t-elle enfin opter pour une intervention étrangère ?
Le Parlement libyen s’est prononcé à la majorité des voix en faveur d’une intervention étrangère pour protéger les civils dans le pays. Le parlement réuni à Tripoli a adopté par 111 des 124 députés présents une résolution appelant la communauté internationale à intervenir rapidement pour protéger les civils en Libye, notamment à Tripoli et à Benghazi. Or, cet argument qui justifie l’arrêt des combats et l’épuration de la Libye des milices et des armes par une intervention étrangère sous la bannière de l’ONU ne serait aucunement acceptable par les groupes islamistes qui comptent bien tirer avantage de leur victoire sur le terrain.
Taher Dhiab, un ex-membre du Conseil national de transition (CNT), déclare être inquiet de la tournure que prennent les événements en Libye. Ce qui s’apparente à une guerre de milices cache, selon lui, un mal plus profond: la course au pouvoir des islamistes. «Les Libyens sont connus pour être pieux. Ce n’est pas la question de la charia qui pose problème. Ce qui me fait peur, ce sont les ambitions politiques des islamistes, leur soif de pouvoir, leur mépris des urnes et leur interprétation extrémiste de la religion», dit-il.
Pourtant, «Fajr Libya», milice islamiste qui contrôle aujourd’hui Tripoli affiche officiellement un discours modéré et dit «défendre les acquis de ‘«a révolution du 17 février»» qu’elle estime «volés» par le général Khalifa Haftar, fer de lance des raids anti-islamistes.. Mais sur le terrain ce sont des rapts, des assassinats, des menaces et des attentats qui sont commis au quotidien.
À cette violence armée milicienne est venue se greffer un discours de plus en plus radical qualifiant toute opposition aux islamistes d’apostasie (takfir). C’est le cas du grand mufti, Sadek al-Ghariani. Réfugié au Qatar, il se fait plus discret par crainte de se retrouver sur la liste d’Interpol. «Sur ses conseils, la violence s’est propagée», estime l’analyste Mohammad Eljrah, contacté à Tobrouk. «Le mal est déjà fait.»
Que faire en Libye ?
Le véritable enjeu d’une intervention militaire en Libye serait le déclenchement d’un véritable embrasement entre les autorités officielles, les intervenants qui qu’ils soient d’une part et les milices armées islamistes de l’autre. Mais si les points stratégiques et névralgiques seront assurées par des forces onusiennes (ports, aéroports, axes routiers, gisement pétroliers, pipelines, frontières on pourrait espérer au moins l’instauration d’un semblant d’ordre. Au plus vite, la Libye devra mettre sur pied une véritable armée républicaine exempte de tout esprit ou tendance clanique, tribale, milicienne ou régionale. À ce titre, des pays voisins à l’exemple de la Tunisie, de l’Algérie et de l’Égypte pourraient jouer un rôle majeur dans cette perspective. Un délai de 3 ans, pensons-nous, sera suffisant pour sortir la Libye de ce vide sécuritaire.
Fayçal Chérif