Le gouvernement légitime libyen, issu des élections, siégeant à Tobrouk, à près de 1 200 km de Tripoli, a reconnu avoir perdu tout contrôle sur les ministères et institutions étatiques situés dans la capitale. La lutte armée entre milices rivales semble s’installer durablement. Paralysé, l’État libyen a du mal à avoir une quelconque autorité sur le terrain. Il laisse le champ libre à divers groupes armés qui font régner la loi de la jungle. Dans ce «Far-West» nord-africain, Réalités tente d’exposer les origines de cette situation dans ce pays voisin qui conditionne en grande partie l’évolution de la situation interne à la Tunisie.
Convoitises
Le pays est immense et sa superficie fait presque trois fois la France avec une population d’à peine six millions d’habitants et des ressources naturelles considérables. Sous cet angle, le pays fait naître des convoitises multiples provenant de tous les côtés à commencer par ses voisins proches. L’Égypte, en premier lieu, qui tente de peser sur les évolutions en cours dans ce pays et qui semble prête à y intervenir directement. Le Soudan, ensuite, qui soutient les islamistes et vient d’avoir quelques frictions avec le gouvernement libyen issu des dernières élections et qui bénéficie d’une large reconnaissance internationale. La Libye a expulsé, le 6 septembre 2014, l’attaché militaire soudanais après avoir accusé Khartoum de fournir des armes aux rebelles islamistes à Tripoli.
Aussi, d’autres pays utilisent les affrontements entre islamistes et pro-Hafter comme levier pour affirmer leur rôle d’intermédiaire dans la région. Le Qatar, par exemple, soutient de manière directe ou indirecte les milices proches des Frères musulmans. L’Algérie, pour sa part, essaie de se protéger de la situation chaotique politico-sécuritaire régnant dans ce pays voisin. Dans le sud, le Niger et le Tchad sont fournisseurs de combattants alimentant la guerre civile libyenne.
Emiettement
S’acheminant à pas sûrs vers le chaos, la Libye n’a jamais été aussi proche de la partition que depuis l’existence de deux parlements, de deux gouvernements et la multiplication de déclarations séparatistes.
Le parlement libyen siège depuis le 4 août à Tobrouk, dans l’est d’un pays où les combats font rage. Depuis, le 25 août 2014 à Tripoli, les islamistes ont reconstitué en toute illégalité l’ancien parlement, le Congrès général national (CGN).
Trois acteurs
Les trois acteurs symbolisent les affrontements en cours. Khalifa Haftar, ancien général sous Kadhafi, Moustafa Abou Chagour, professeur en ingénierie électrique de retour d’exil et Mohamed Sawan, frère musulman et ancien prisonnier politique. Ces trois hommes rêvent de prendre le pouvoir dans un pays miné par des conflits tribaux et la lutte pour le contrôle de l’argent du pétrole et du gaz. Cette lutte pour le pouvoir survient dans une situation explosive, selon le rapport de la mission de l’ONU en Libye (Unsmil, pour United Nations Support Mission In Libya) et du Haut-commissariat de l’ONU aux Droits de l’homme, marquée par des bombardements aveugles, y compris contre des hôpitaux, des enlèvements de civils, des tortures et des assassinats. Cette mission de l’ONU relève que des femmes, des enfants et des étrangers ont été victimes de ces abus entre la mi-mai et fin août.
Khalifa Hafter, a été ancien général sous Kadhafi avant de s’exiler pour longtemps aux USA. Il marque sa nouvelle entrée en scène en tant que leader politique le 14 février 2014. À cette date, il déclare de manière unilatérale à la télévision nationale un coup d’État et une prise de pouvoir pour la restauration de l’État et la lutte contre le terrorisme. Hafter semble obnubilé par le personnage du général Al-Sissi en Égypte dont il essaye de reproduire le modèle en Libye. Deux mois plus tard, le 16 mai, il lance “l’opération Dignité” pour chasser les islamistes de l’Est. Le 04 Septembre 2014, l’armée et des hélicoptères des forces du général Khalifa Hafter ont bombardé des dépôts de munitions des insurgés islamistes à Benghazi, dans l’est de la Libye. Wanis Boukhamada, commandant des forces spéciales de l’armée libyenne dans la ville, a déclaré que son artillerie avait bombardé plusieurs dépôts de munitions des islamistes tard dans la soirée de mercredi. Les habitants ont également entendu des hélicoptères mener des attaques dans un faubourg de la ville. Jeudi matin, des avions de combat ont survolé Benghazi.
Moustafa Abou Chagour, l’homme de la réconciliation ?
Moustafa Abou Chagour symbolise ces Libyens exilés sous Kadhafi qui sont revenus pour jouer les premiers rôles. Ce professeur en ingénierie électrique fuit la Libye pour les États-Unis à la fin des années 70 et milite au Front du salut national libyen, la principale force d’opposition. Au lendemain de l’assassinat de Kadhafi par les rebelles, il est promu vice-Premier ministre sous le Conseil national de transition. Le 12 septembre 2012, à 61 ans, il devient le premier chef du gouvernement élu par le tout jeune Congrès national général. Son gouvernement est aussitôt rejeté par ce même Congrès avant même qu’il ait pu se réunir. Le prétexte : non-respect des équilibres tribaux et géographiques. À l’heure actuelle, dans un contexte où la Libye se désintègre peu à peu, la voix de Chagour se grippe. Il se retire du vote du 4 août à Tobrouk et ne montre aucun enthousiasme à prendre des responsabilités à un moment où l’usage des armes domine. Marqué par son échec de 2012 et soucieux de ne froisser aucun camp, il décide de rester à l’écart et de jouer ainsi le rassembleur entre élus fondamentalistes et modérés. En ce sens, le centrisme incarné par Moustafa Abou Chagour bat de l’aile. Cette faiblesse du camp centriste culmine avec le kidnapping de ce dernier par des « inconnus », le 29 juillet 2014 à Tripoli, et ensuite sa remise en liberté.
Mohamed Sawan, l’homme de réseau
Mohamed Sawan est le président du parti Justice et Construction (PJC), branche politique des Frères musulmans en Libye. Il a passé huit années dans les geôles de Kadhafi avant d’être libéré en 2006. L’ex-gérant d’hôtel est un homme discret. Si son parti a réussi à s’imposer comme la force dominante au sein du Congrès national de juillet 2012 à août 2014, c’est grâce à ses talents d’homme de réseaux. Le PJC avait obtenu moins de voix que son rival de l’Alliance des forces nationales du très médiatique Mahmoud Jibril. Mais sa formation étant mieux organisée, il a réussi à rallier – au prix de menaces selon certains – une large majorité d’élus faisant basculer le Congrès en sa faveur. Son parti a ainsi été en pointe dans l’adoption du principal texte du mandat : la loi d’exclusion politique pour les figures ayant joué un rôle sous Kadhafi. Elle a permis d’écarter des adversaires comme Mahmoud Jibril. Aujourd’hui, Mohamed Sawan ne peut compter que sur un maximum d’une quarantaine de fidèles dans la nouvelle Assemblée. Mais l’homme, originaire de Misrata, n’a pas renoncé. Avec le retour du Congrès national, grâce au soutien des brigades de sa ville, il continue de peser. Aujourd’hui, les Frères musulmans sont rejetés par les modérés pour leur islamisme mais également par les djihadistes pour leur tiédeur religieuse. Les islamistes ont récemment lancé une offensive pour tenter de prendre le contrôle de l’aéroport civil et militaire de Benghazi.
Dans cette guerre civile, les islamistes sont susceptibles d’être tenus pénalement responsables de ne pas avoir arrêté des crimes. Depuis la prise du contrôle de l’aéroport de Tripoli le 23 août par les troupes islamistes de «Fadjr Libya» (l’aube de la Libye), une coalition de groupes armés, entre autres, de Misrata issus du courant de l’islamisme politique ainsi qu’une grande partie de l’Est dont Benghazi, d’où était parti le dit «printemps de Tripoli» (2010-2011) sous le contrôle du conseil de la choura des révolutionnaires de Benghazi qui regroupe Ansar Acharia et d’autres milices islamistes. Avec la défaite des milices des rebelles de Zenten, des pro-libéraux et nationalistes qui étaient chargés après la chute de Kadhafi de sécuriser la capitale, la donne a changé dans le puzzle libyen. Les islamistes qui ont déclenché l’offensive militaire le 13 juillet contre l’aéroport, pour, apparemment «compenser» leur cuisante défaite aux élections parlementaires du 25 juin, contrôlent la capitale Libyenne et une grande partie de l’ouest jusqu’à la frontière avec la Tunisie, à l’exception de la ville de Zenten et certaines villes environnantes. Sur le terrain, les islamistes revendiquent donc leur mainmise sur les trois quarts du pays qui est désormais hors contrôle de l’État libyen, ce qui les a poussés à faire refaire naître le CGN dont le mandat a pris fin le 25 juin et dont la majorité leur était acquise. Parallèlement, L’installation du CGN et du gouvernement à Tobrouk, qui ont reconnu que les institutions et ministères à Tripoli ne sont plus sous leur contrôle, consacre de fait la partition de la Libye.
Refus de négocier
Si l’Algérie et la Tunisie, fidèles à leur doctrine, ont réitéré leur attachement à la non-ingérence dans les affaires intérieures de la Libye, la Turquie de Recep Tayyip Erdogan, promu président après avoir remporté les élections en août dernier, est revenu sur sa reconnaissance du nouveau Parlement, suscitant le courroux des autorités libyennes. Le général-président de Khartoum, Omar el-Béchir — toujours sous le coup d’un mandat d’arrêt du Tribunal pénal international (TPI) pour crimes de guerre au Darfour — a, lui aussi, apporté son soutien à Nouri Aboushemein l’assurant de son attachement à une passation du pouvoir selon les dispositions de la Déclaration constitutionnelle, Loi fondamentale de transition en Libye.
La volonté de chaque camp de sortir gagnant et d’en découdre par les armes ne laisse aucune chance au dialogue et à la concertation voulue notamment par la Tunisie. Les menaces de sanctions ciblées contre les individus et entités décidées par la résolution du Conseil de sécurité (27 août) qui a demandé un cessez-le-feu immédiat, n’ont pas dissuadé les « émirs de la guerre » à déposer leurs armes.
En attendant, les civils sont pris en tenailles par les belligérants : ils ont payé le prix fort des violences, aussi bien en termes de pertes en vies humaines, que de déplacements hors des théâtres de confrontation et de pénuries d’essence, d’électricité, de produits alimentaires et de médicaments. Le nouvel émissaire onusien en Libye, l’Espagnol Bernardino Léon, qui semblait jouir d’un respect des protagonistes avec lesquels il a déjà pris contact, est aujourd’hui sans voix.
La phase que traverse la Libye est inextricable et risque de compromettre l’avenir de ce pays et celui de ses voisins.
Mohamed Ali Elhaou