Ligne rouge

Le onzième anniversaire du 14 janvier n’a pas été une journée ordinaire comme l’aurait insinué Kaïs Saïed en déplaçant la date de la célébration nationale de la révolution de l’emploi, de la liberté et de la dignité au 17 décembre. Il a même eu une forte résonance politique à l’intérieur et surtout à l’étranger. La cause n’est pas tant le fait de se rassembler et de manifester aux abords de l’avenue Bourguiba en infraction à la décision des autorités politiques d’interdire tout rassemblement en intérieur comme en extérieur, à partir de ce jour-là, sur recommandation du conseil scientifique de lutte contre l’épidémie de la Covid.  Mais elle réside dans la disproportion entre l’impressionnant dispositif sécuritaire mobilisé pour contenir un mouvement de foule de quelques centaines de manifestants et la forte réponse des forces de l’ordre aux tentatives de passage forcé à travers leurs cordons et les barricades qui ont empêché l’accès au terre-plein de l’Avenue où se situe le bâtiment du ministère de l’Intérieur. Canon à eau, coups de matraque, interpellations musclées, les violences n’ont épargné ni personnalités politiques ni journalistes, y compris étrangers, donnant matière aux médias locaux et étrangers d’alerter le monde entier sur le recul des libertés et de la démocratie en Tunisie. Et c’est le cas. Le poids de l’opposition radicale au président Kaïs Saïed après le 25 juillet 2021 ne présente aucune menace et ne nécessitait pas une telle mobilisation sécuritaire. Les précédentes manifestations organisées par Ennahdha et ses alliés parmi les sociaux-démocrates n’ont pas drainé beaucoup de monde et n’ont pas eu l’impact souhaité sur l’opinion publique.  A moins que, comme l’ont affirmé certaines sources médiatiques, les alertes terroristes aient été bien réelles tout comme la  crainte de débordements. Car, considérant la situation de tensions actuelles, ni Taoufik Charfeddine, ni Najla Bouden, ni Kaïs Saïed n’avaient besoin de paraître aujourd’hui dans l’armature de l’oppresseur brandissant une main de fer contre leurs opposants politiques même si c’est pour faire appliquer la loi.
La conjoncture exceptionnelle est si délicate et fragile et la guerre contre les adversaires politiques, impliqués dans des affaires de corruption et de terrorisme, si dangereuse, qu’ils auraient davantage besoin de patience, d’intelligence, d’expérience et de soutiens politiques et syndicaux pour « assainir le pays » de ceux qui l’ont trahi, ruiné,  terrorisé. Kaïs Saïed a tout intérêt à préserver les libertés, comme il l’a promis, et surtout à ouvrir les canaux de communication avec les forces politiques et syndicales. S’il veut être l’homme juste, le président qui combat la corruption et le terrorisme, il doit aller chercher l’aide de la justice. Mais ce n’est pas si évident. Les magistrats ne veulent pas tous faire éclater la vérité sur les crimes commis contre le pays et le peuple tunisien par les dirigeants politiques qui ont régné sur la Tunisie tout au long de la décennie écoulée.  Mbarka Aouaynia, la veuve du martyr Mohamed Brahmi, ancienne députée du Courant populaire, a récemment déclaré qu’Ennahdha est une ligne rouge pour l’appareil judiciaire. Les juges ne peuvent même pas statuer sur les affaires publiques et notoires de l’ex-procureur de la République Béchir Akremi, soupçonné de dissimuler des dossiers et des preuves sur des affaires de terrorisme, et de l’ancien président de la Cour de cassation, Taïeb Rached accusé, lui, d’implication dans des affaires de grande corruption. Il y a bien longtemps que ces dossiers ne sont plus confidentiels et pourtant, on n’en parle même plus. Peut-être seront-ils enterrés si l’appareil judiciaire lui-même ne prend pas les choses en main et s’acquitte de sa noble mission de faire éclater la vérité sur les assassinats politiques, les attentats terroristes et les filières et réseaux mafieux qui plombent l’économie nationale…
Que voulaient-ils célébrer les opposants de Kaïs Saïed le 14 janvier au moment où la faillite de la Tunisie est sur le point d’être officialisée ? Le  jour où l’ancien président a quitté définitivement la Tunisie en 2011 ? Ils auront sans doute bien compris que ce sujet n’intéresse plus beaucoup de Tunisiens, qui sont plus préoccupés par leurs fins de mois de plus en plus difficiles, par le chômage qui frappe presque toutes les familles, par la pandémie qui continue de faucher des vies, par l’absence d’horizons et d’espoirs qui font émigrer légalement et clandestinement des centaines de milliers de jeunes…Et s’ils se souvenaient de ce qu’ont vécu les Tunisiens après cette journée emblématique du 14 janvier 2011 qu’ils veulent immortaliser ? Les martyrs ont continué à tomber sous les balles en plus grand nombre qu’avant le 14 janvier ; la justice transitionnelle a été plus vindicative que réconciliatrice, les attentats  terroristes, la radicalisation des mosquées,  l’embrigadement des jeunes envoyés en Syrie pour combattre le régime d’Al Assad, le Jihad Ennikah, la destruction de l’économie nationale, l’érosion du pouvoir d’achat, la prolifération de la contrebande et de l’économie parallèle… pour arriver jusqu’au 25 juillet 2021 après de multiples tentatives de corriger le cap démocratiquement au moyen d’élections législatives et présidentielle. Or, ce sont toujours les mêmes partis politiques qui reviennent siéger à l’ARP, qui tirent les ficelles du pouvoir, qui contrôlent la justice, les affaires … L’arrivée à la présidence de la République d’un homme intègre qui dit vouloir sauver ce qui peut l’être encore a suscité beaucoup d’espoirs, mais la concrétisation tarde et l’impatience augmente.
Ceux qui ont bravé l’interdit et sont descendus dans la rue le 14 janvier avaient aussi un autre message à transmettre à l’opinion : Kaïs Saïed est un dictateur, un putschiste, il faut le faire chuter. Mais la question qui se pose avec acuité : pourquoi les islamistes et leurs soutiens refusent-ils la reddition des comptes ?  Pourquoi crient-ils leur innocence dans les médias, en fomentant des polémiques, en véhiculant des mensonges, en maintenant la pression et les attaques contre Kaïs Saïed sous prétexte qu’il menace des libertés et des Droits de l’Homme, alors qu’il leur suffirait de répondre aux questions d’un juge et repartir s’ils sont innocents ? Et s’ils n’étaient pas innocents, pourquoi seraient-ils intouchables, au-dessus des lois, supérieurs à leurs compatriotes ? Il y a des comportements qui suscitent des interrogations.  La polémique qui a suivi l’arrestation de Noureddine Bhiri est suspecte. D’autres ministres avant lui ont été interrogés par des juges, ils ont été reconnus coupables et emprisonnés, pourquoi  pas lui ?  Ses proches, amis et alliés, exercent une pression inacceptable sur l’opinion et sur les institutions pour l’arracher des mains de la justice, qu’il soit coupable ou non. La démocratie est justice et égalité ou ne l’est pas. Visiblement, la démocratie des « ikhwanes » n’a pas les mêmes valeurs.
Les islamistes ne veulent pas quitter le pouvoir, il n’y a en cela aucun doute, bien que la démocratie qu’ils prétendent défendre se base sur l’alternance pacifique. Ils ont échoué mais ne veulent pas le reconnaître ni confronter leurs fautes. Ils veulent rester dans le jeu politique et dans le cœur du pouvoir pour bénéficier de l’immunité et échapper ainsi à la reddition des comptes. Kaïs Saïed les en a privés en gelant l’ARP et pousse également la machine judiciaire à les juger. Il est devenu pour eux  l’homme à abattre et ils comptent sur leurs soutiens étrangers pour le mettre hors d’état de nuire.

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