L’impact de l’intelligence artificielle dans les médias 

Par Dr Souhir Lahiani

Par Souhir Lahiani*

 Les outils liés à l’intelligence artificielle (IA) ne sont pas la solution aux difficultés que connaît le secteur des médias : perte de revenus publicitaires au profit des géants du web ; diminution de la consultation des médias traditionnels à la faveur des médias et plateformes numériques (CEM, 2020 ; Newman et al., 2021). L’utilisation des outils IA ne constitue qu’une étape dans l’évolution constante de ce secteur. Plutôt que d’être une solution miracle, l’IA est perçue comme un moyen pour le journalisme de s’adapter et de se réinventer face aux changements technologiques et aux nouveaux modes de consommation d’informations.
Il ne s’agit que d’une façon pour le journalisme de faire ce qu’il a fait à de nombreuses reprises dans son histoire : se réapproprier l’innovation technique et la technologie afin de l’adapter à ses besoins (Delporte, 2005 ; Pavlik, 2000).
Les journalistes se sont régulièrement approprié les innovations pour en faire un usage propre aux visées de leur domaine, les intégrant dans leurs routines (Robinson, 2007, p. 308). Pour Christian Delporte, la nature même du journalisme oblige les organisations médiatiques à « se saisir des derniers progrès dans le domaine de la technologie de la communication » (2005, p. 204).

 IA et pratiques journalistiques : l’IA, une assistance au travail journalistique et non pas un remplacement des effectifs
L’intelligence artificielle (IA), comprise comme métaphore de l’ensemble des théories et techniques offrant la possibilité aux machines de simuler l’intelligence humaine (Castets Renard, 2018) imprègne de plus en plus d’activités propres à la pratique du journalisme, que ce soit dans l’écriture, l’enquête ou encore la vérification d’information.
L’IA n’est qu’une assistance au travail journalistique et non pas un remplacement des effectifs. C’est d’ailleurs le constat des chercheurs Laurence Dierickx et Carl-Gustav Linden, qui précisent que « la plupart des expériences en matière d’automatisation témoignent non pas d’un remplacement du travail humain, mais bien d’une transformation du travail » (2021a).
« Il est important de penser aux systèmes informatiques sans nécessairement avoir la prétention de devenir un expert en développement. Vous devez devenir un expert dans la compréhension de ces outils et de cette technologie. Vous devez comprendre leur but, la logique derrière leur fonctionnement. […] Je crois que c’est quelque chose qui doit être appris aux journalistes et dans les cours de journalisme pour qu’ils comprennent comment fonctionnent les systèmes » (Knight Center Courses, 2019b).

 IA et entreprises médiatiques : des opportunités plus que des menaces
L’intelligence artificielle (IA) a un impact significatif dans le domaine des médias, transformant la manière dont l’information est produite, diffusée et consommée. Parmi les principaux aspects de cet impact, on cite :
Automatisation de la production de contenu : Les médias utilisent l’IA pour automatiser certaines tâches de production de contenu. Des algorithmes peuvent générer des résumés, rédiger des articles simples, voire créer des rapports financiers automatisés. Cela permet aux organisations médiatiques de gagner du temps et de réallouer leurs ressources humaines à des tâches plus complexes.
Personnalisation du contenu : Les systèmes d’IA analysent les préférences et les comportements des utilisateurs pour recommander du contenu personnalisé. Les plateformes de streaming, les services d’information en ligne et les réseaux sociaux utilisent l’IA pour fournir des recommandations plus pertinentes, améliorant ainsi l’expérience utilisateur.
Analyse de données et journalisme assisté par ordinateur : Les journalistes utilisent des outils d’IA pour analyser rapidement de vastes ensembles de données et obtenir des informations exploitables. Cela peut faciliter la recherche, la détection de tendances et la génération de rapports plus rapidement que les méthodes traditionnelles. « Il existe des applications d’IA pour chaque étape du processus journalistique, de la collecte d’informations à la production en passant par la distribution, ainsi que des cas d’utilisation à des fins commerciales ou d’engagement », explique Mattia Peretti, directeur du projet Journalism AI, géré par Polis, le think tank sur le journalisme de la London School of Economics and Political Science.
Reconnaissance vocale et transcription automatique : Les systèmes d’IA sont utilisés pour convertir automatiquement la parole en texte. Cette technologie est précieuse pour la transcription d’interviews, la création de sous-titres et la facilitation de la recherche dans les contenus audiovisuels.
Optimisation de la publicité : Les entreprises médiatiques utilisent l’IA pour cibler efficacement les publicités en fonction du comportement en ligne des utilisateurs. L’IA peut accroître les revenus des entreprises de presse qui misent sur les médias sociaux et, plus généralement, de comprendre les attentes et préférences du public dans un espace médiatique extrêmement compétitif. (Muriel Béasse, 2021)
« Exploiter l’intelligence artificielle nous permettra d’atteindre le public récepteur d’une manière plus efficace » affirme Dr Riyad Kamal Najm.
L’IA s’impose également dans l’interprétation des modes de consultations et pratiques de lecture. Elle est un outil d’identification et de prédiction des activités et engagements de l’audience d’un site d’information au rythme de ses publications. Avec ses capacités d’analyse et de traitement automatique d’une vaste quantité d’indicateurs, aussi bien sur le trafic que sur le comportement des internautes, l’IA perfectionne une nouvelle génération de « métriques du web », ces données synthétisant le volume et l’activité du public d’un site (Parasie et Dagiral, 2013, p. 212).
Création de contenu audiovisuel : Des algorithmes d’IA peuvent être utilisés pour générer du contenu audiovisuel, y compris la création de scénarios, la production de musique et même la synthèse de voix pour les commentaires.
« Le contenu généré par l’intelligence artificielle aide les gens à générer des mots, des vidéos et même des chansons », affirme Sun Hu, directeur adjoint au département de la coopération internationale du CMG. « Nous sommes à l’aube d’une nouvelle ère avec l’utilisation d’un modèle d’IA appelé le contenu généré par intelligence artificielle. Nous l’utilisons pour créer de nombreuses choses, notamment pour l’édition automatique de matériel vidéo à l’aide du modèle d’IA et pour générer un présentateur virtuel alimenté par l’IA afin de nous aider à diffuser les actualités. De plus, nous utilisons le modèle d’IA pour ajuster et redimensionner les vidéos horizontales afin qu’elles s’adaptent à l’écran du téléphone portable ».
L’indexation est un processus clé dans le domaine de l’IA où les algorithmes analysent et organisent des informations de manière structurée. Dans le contexte des médias, cela pourrait inclure la catégorisation automatique de contenus tels que des vidéos, des articles, etc.
Frederic Petitpont CTO de Newsbridge, évoque l’importance de la conception inclusive des technologies d’IA, qui doivent être capables de servir un public mondial diversifié. Cela souligne également l’idée que la réussite dans l’utilisation de l’IA dans les médias nécessite une approche consciente de la diversité culturelle. L’indexation de l’IA fonctionne à travers différentes cultures tant que vous anticipez et construisez un outil qui fonctionne pour ces langues. « Plus nous pouvons affiner le système, partager des données avec la communauté open source et de recherche, meilleures seront les performances de l’IA à l’avenir », ajoute-t-il.

 L’IA au cœur du Congrès des médias arabes de L’Union de radiodiffusion des États arabes (ASBU)
« Le numérique a changé plusieurs secteurs, pas seulement dans les médias. L’intelligence artificielle est une réalité nouvelle avec laquelle nous devons traiter. Nous devons être prêts et en dessiner les contours plutôt que d’être pris au dépourvu », déclare Mohammed ben Fahd Al-Harithi, Président de l’ASBU à l’occasion de la tenue de la troisième édition du Congrès des médias arabes sous le thème « Les médias à l’ère de l’intelligence artificielle : opportunités et défis ».
Selon Al-Harithi, les médias sont le secteur le plus touché car, par nature, le travail médiatique est en constante évolution et l’intelligence artificielle s’intègre naturellement dans cette dynamique. « Certains scientifiques mettent en garde contre le fait que l’intelligence artificielle pourrait surpasser l’intelligence humaine dans certains domaines. C’est pourquoi nous avons réuni un grand nombre d’experts et spécialistes, pour anticiper l’avenir et envisager comment faire face à cette réalité », ajoute-t-il.

 Une nouvelle approche de formation pour réussir la transformation numérique des institutions médiatiques
Dr Abdelssamad Mati  évoque la nécessité de renouveler les compétences professionnelles des travailleurs au sein des institutions médiatiques en adoptant une nouvelle approche de formation, car la technologie évolue constamment. Aujourd’hui, selon Dr Mati, le développement technologique impose aux institutions médiatiques de rester à la page, et ce suivi ne peut être assuré que par une formation continue, ainsi que par une réflexion stratégique. L’établissement de stratégies structurées, permettant d’évaluer les pratiques médiatiques à l’aide des technologies modernes de l’information et de la communication, dont l’intelligence artificielle, est devenu une nécessité. De même, la formation continue doit adopter une nouvelle approche, car la technologie évolue constamment. Les compétences des travailleurs au sein des institutions médiatiques sont aujourd’hui cruciales et doivent être constamment actualisées. Cette actualisation peut se faire à travers de nouvelles pratiques, y compris l’auto-formation, et une ouverture à la technologie pour fournir une formation.
Dr Roberto Suárez Candel, directeur général, de South 186 en Suisse, recommande une stratégie de travail avec les outils IA. L’intelligence artificielle est un excellent outil pour créer de meilleurs produits, offrir de meilleurs services.
Selon Ashraf Salah Eddine, PDG de la société High Tech Vision en Égypte, les journalistes doivent tirer parti de l’intelligence artificielle pour faciliter la transmission de leurs informations, en la considérant comme un assistant pour les aider à accomplir leur travail rapidement et avec une précision extrême. Selon lui, il ne faut pas dépendre à 100% de cette technologie, car la plupart des informations peuvent être inexactes et non fiables, et il est nécessaire de les vérifier. Ashraf Salah Eddine cite l’exemple des avocats américains qui ont utilisé des informations sur des condamnations antérieures erronées, ce qui aurait pu entraîner des catastrophes et les exclure du barreau. « Nous ne souhaitons pas voir cet incident se produire dans le domaine médiatique. De plus, la précision et la vigilance sont des défis auxquels nous devons être constamment prêts à faire face. En résumé, ne laissons pas les choses arriver à un point où il n’y a pas de retour en arrière ! » affirme-t-il.
L’impact de l’IA dans les médias soulève également des préoccupations éthiques, telles que la partialité algorithmique, la protection de la vie privée et la dépendance excessive aux algorithmes. Il est important de trouver un équilibre entre l’efficacité accrue que l’IA apporte et la nécessité de garantir une utilisation responsable de cette technologie.

 IA et désinformation
La désinformation liée à l’intelligence artificielle (IA) est en effet une préoccupation croissante. Alors que l’IA progresse, il devient plus facile de créer du contenu faux ou trompeur qui peut être utilisé pour manipuler l’opinion publique, influencer les décisions politiques, ou propager des idées préjudiciables.
Selon Dr. Sadok Hammami, la désinformation est le danger majeur qui menace le monde au cours des deux prochaines années, c’est-à-dire l’utilisation des technologies numériques pour fabriquer des contenus trompeurs (Deepfakes). Ces technologies numériques sont exploitées pour propager des contenus partisans, erronés, trompeurs et mensongers dans le but de manipuler l’opinion publique, que ce soit dans le contexte électoral ou en dehors.
Dr Hammami cite le récent rapport de Davos, publié en janvier 2024, qui souligne que la principale menace pesant sur le monde au cours des deux prochaines années, notamment en 2024, année électorale mondiale (incluant les États-Unis et l’Europe, entre autres), réside dans la désinformation, et non pas simplement la désinformation médiatique.

L’IA au cœur de l’édition Davos 2024
Selon le rapport de Davos sur le paysage mondial des risques pour 2024 « La prolifération incontrôlée de technologies d’IA à usage général va radicalement remodeler les économies et les sociétés dans les années à venir, pour le meilleur et pour le pire », alors que les conséquences néfastes des technologies d’IA font leur apparition dans le top 10 des risques.
Désinformation, perte d’emplois, utilisation criminelle et cyberattaques, biais et discrimination, utilisation dans la prise de décision critique par les organisations et les États, intégration de l’IA dans les armes et la guerre…, l’IA a de graves conséquences négatives, à côté de gains de productivité et d’avancées dans des domaines aussi divers que la santé ou l’éducation par exemple. Ainsi les modèles d’intelligence artificielle exploitables à large échelle ne sont pas étrangers à la désinformation (on pense au clonage vocal par exemple), perçue comme « le risque mondial le plus grave des deux prochaines années », souligne le rapport.
Dr. Lorenzo Canale CRITS/RAI, de l’Italie met en garde sur l’importance d’être particulièrement vigilants vis-à-vis des actualités, soulignant que la propagation de fausses informations liées à la guerre pourrait potentiellement déclencher des conflits.
Les applications de l’IA soulèvent des questions liées aux droits fondamentaux, tels que le droit à la vie privée, la non-discrimination, et la liberté d’expression. Les cadres éthiques doivent garantir la protection de ces droits.
Les lois doivent évoluer rapidement pour suivre le rythme des avancées technologiques. Les gouvernements doivent mettre en place des cadres législatifs qui sont suffisamment flexibles pour s’adapter aux changements rapides dans le domaine de l’IA. 

L’éthique et la législation de l’intelligence artificielle : vers une réglementation appropriée
Plusieurs pays sont actuellement en train d’élaborer une charte commune d’utilisation, sorte de consensus pour freiner l’évolution exponentielle de ces intelligences artificielles qui ne semblent plus avoir de limites en termes d’apprentissage. Le grand défi actuel est de mettre en place une réglementation appropriée. Oleg Lavrovsky, Vice-Président Opendata.ch est confiant : « Je pense qu’il y a une chance de trouver des solutions éthiques aux dilemmes de l’intelligence artificielle auxquels nous sommes confrontés »
Pourquoi réglementer l’IA ? La loi sur l’intelligence artificielle (IA) introduit des règles spécifiques pour les modèles d’intelligence artificielle à usage général, garantissant ainsi la transparence tout au long de la chaîne de valeur.
Dans le cas de modèles plus puissants, qui pourraient présenter un certain nombre de risques systémiques, il y aura des obligations contraignantes supplémentaires liées à la gestion des risques et au suivi des incidents graves, à l’évaluation des modèles et aux preuves contradictoires. Les législations en cours de l’IA visent à établir des principes et des règles qui garantissent le développement et l’utilisation responsables de cette technologie, tout en préservant les droits et les valeurs fondamentaux de la société.
« L’IA et l’IA générative ne sont pas prédéterminées et ne devraient pas être traitées comme quelque chose de déterministe, mais c’est quelque chose sur lequel nous devons décider quel impact cela devrait avoir», atteste Dr Pawel Gmyrek (OIT, Suisse)

 Cadre réglementaire de l’UE pour l’IA
Simona Martorelli, Directrice des relations internationales et des affaires européennes, évoque la proposition de la loi sur l’intelligence artificielle, qui représente la première tentative mondiale de réguler l’IA au niveau européen. L’UE a essayé d’adopter une approche basée sur les risques pour s’assurer que les droits fondamentaux sont préservés ainsi que les valeurs de l’Union européenne. Il existe une liste d’actions et d’initiatives interdites pour les systèmes d’IA qui sont complètement bannies en Europe. D’autres sont classées comme présentant un risque élevé et sont donc soumises à certaines obligations, à des évaluations de conformité et à des évaluations de conformité.
En effet, en avril 2021, la Commission européenne a proposé le premier cadre réglementaire de l’UE pour l’IA. Il propose que des systèmes d’IA qui peuvent être utilisés dans différentes applications soient analysés et classés en fonction du risque qu’ils présentent pour les utilisateurs.
En contrepartie, certains législateurs américains craignent qu’une régulation trop forte freine le développement de la technologie américaine en matière d’IA et donne un avantage à la Chine, C’est ce qu’explique le magazine japonais Nikkei Asia dans un article paru 19 juin 2023, titré “Intelligence artificielle : bas les pattes ?” Les gouvernements débattent de la régulation [de l’intelligence artificielle] alors que ChatGPT prend son envol. L’émergence de l’agent conversationnel de l’entreprise américaine OpenAI a en effet “montré l’immense potentiel” de cette technologie, et “les enjeux” de sa régulation “sont énormes”, avance Nikkei Asia.

A suivre…

*Docteure en sciences de l’information
et de la communication

Références :

*SAINT-GERMAIN, Nicolas, et WHITE, Patrick. Intégration des outils liés à l’intelligence artificielle en journalisme : usages et initiatives. Les Cahiers du journalisme – Recherches, 2021, vol. 2, n°7, p. R111-R122.
*White, Patrick, Les défis des agences de presse internationales AFP, Reuters, AP et Bloomberg à l’ère des GAFA et de l’Intelligence artificielle (The Challenges of International News Agencies in 2022) (August 15, 2022).
*CARIGNAN, Roland-Yves, et MONDOUX, André. Technique et crise : l’impact de l’intelligence artificielle sur les dimensions sociopolitiques du journalisme. Les Cahiers du journalisme – Recherches, 2021, vol. 2, n°7, p. R91-R110.
*Muriel Béasse. Intelligence artificielle et mesures d’audience du journalisme en ligne : pour quelle intelligence des publics ? Les cahiers du journalisme – Recherches, 2021, 2 (7), pp.R25-R38.

1 Citation originale : « It’s important to think about the systems […] but you might not need to have the ambition [of] becoming an expert on developing this stuff. You need to be an expert in understanding what they do. What they’re for. What’s the logic behind. […] I think that [is] something we need to teach journalists and journalism students to understand how these systems work. »
2 Président du Conseil Consultatif de l’Académie de l’Asbu.
3 Le terme « métrique » est utilisé dans le marketing numérique et la production web. Il s’agit des données et analyses ayant trait aux différentes performances d’un site.
4 https://www.facebook.com/ASBUUNION
5 Professeur chercheur à l’Institut Supérieur de l’Information et de la Communication de Rabat.
6 Professeur d’enseignement supérieur à l’Institut de Presse et des Sciences de l’Information de Tunis.
7 L’étude est basée sur le recueil, entre le 4 septembre et le 9 octobre 2023, de l’opinion de 1 490 experts de l’Université, des affaires, de gouvernements. Elle analyse les risques à court terme (dans les 2 ans) et à long terme (dans les 10 ans) : https://www.solutions-numeriques.com/categories/etudes/
8 https://fr.euronews.com/next/2024/01/18/davos-2024-quen-avez-vous-pense

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