Le ressenti général ressemble à une chape de plomb qui pèse tel un dôme de chaleur qui étouffe et handicape. Le vent d’espérances et de libération, qui a balayé le pays au lendemain de la mise à l’écart de la classe dirigeante qui a tenu les rênes du pays de 2011 à 2021, s’est essoufflé à la faveur d’une perturbation qui annonce la tempête. Des Tunisiens, dont on ne peut imaginer l’importance numérique en l’absence de sondages sérieux et autorisés, ne désespèrent pas d’une issue aux multi-crises (économique, sociale et politique) qui plombent leur quotidien et l’avenir de leurs enfants. Ils sont convaincus qu’un peuple capable de se soulever contre un régime autoritaire au profit d’un ambitieux système libre et démocratique et, de surcroît, de mettre le holà à la dérive de la transition démocratique et de faire barrage à ses auteurs, ne saurait céder au désespoir et à l’échec.
Le calme ambiant, qui semble planer, ne cache pas pour autant l’agacement et l’ébullition sous-jacente entretenus par des pénuries récurrentes de produits alimentaires de première nécessité, par des files de plus en plus longues, jamais vécues auparavant, devant les boulangeries, par une flambée des prix inédite sur les produits de tout genre dont la courbe ne fléchit pas en dépit de tous les limogeages, les avertissements et les mises en garde du pouvoir exécutif ainsi que les mandats de dépôt judiciaires contre un nombre non négligeable d’auteurs de pratiques commerciales illicites (monopole, spéculation). Le tout, sous le poids d’une situation financière inquiétante de l’Etat qui ne réussit toujours pas à combler le déficit budgétaire chronique, malgré les quelques indicateurs de reprise de certains secteurs comme le tourisme.
Pour rendre à César ce qui lui revient, les blocages ne viennent pas seulement de l’intérieur, mais sont provoqués et/ou aggravés par une conjoncture mondiale sécuritaire, économique, énergétique et alimentaire lourdement impactée par la guerre Otan-Russie en Ukraine et qui semble devoir durer encore longtemps.
Pour la Tunisie, le contexte est d’autant plus compliqué que le processus politique du 25 juillet bute contre une résistance interne multiforme (tentative de complots présumés, pénuries provoquées, blocages au niveau de l’administration publique), à laquelle il faut indéniablement ajouter une résistance étrangère à toute assistance financière au bénéfice de la Tunisie sous prétexte de non-accord avec le FMI. Certaines parties n’hésitent pas à attribuer le blocage étranger à l’intransigeance de Kaïs Saïed face aux pressions étrangères d’ordre géopolitique, notamment celle relative à la normalisation avec l’entité sioniste. Mais le processus du 25 juillet lui-même n’est plus au beau fixe. Il n’a pas réussi à répondre aux attentes économiques et sociales des Tunisiens et suscite des divisions entre les Tunisiens qui ne demandent qu’à sortir de l’impasse politique et économique. De même qu’il n’a pas échappé aux chants des sirènes du pouvoir et des guéguerres « fratricides » entre adhérents supposés être du même bord.
Il serait, selon certains analystes avertis (?), « infiltré » par des personnes malintentionnées – opportunistes ou rivales – dans le but de l’affaiblir, comme cela a été le cas dans un passé récent pour d’autres partis politiques, notamment Nidaa Tounes, censés avoir été créés pour durer. Tout en sachant que Kaïs Saïed s’est désolidarisé de tous ceux qui prétendent être ses proches, ses analystes ou ses porte-voix. A plusieurs reprises, il a déclaré haut et fort n’autoriser personne à parler en son nom et qu’il est insensible à tout ce qui est publié sur les réseaux sociaux, Facebook notamment. Et c’est peut-être là une des raisons de l’impasse dans laquelle se trouve le processus du 25 juillet de Kaïs Saïed, celle d’essayer de gouverner seul en maître absolu, d’affronter simultanément plusieurs fronts et au final, de ne pouvoir rien contrôler et de ne gagner aucune bataille. Celle juridique menée depuis plusieurs mois contre les présumés auteurs de complots contre la sûreté de l’Etat se distingue des autres comme étant une épine dans le pied à l’approche de l’échéance politique cruciale de 2024, l’élection présidentielle.
Les couteaux commencent à être affûtés et les rumeurs, distribuées, comme celle qui attribue aux proches de Kaïs Saïed d’œuvrer pour la formation d’un nouveau parti politique islamo-conservateur sur les décombres d’Ennahdha, lequel mouvement islamiste, dont les dirigeants sont en prison, serait en proie à des tensions et des divisions internes sur la base de différends à propos de la tenue ou non de son congrès. « Cela est éthiquement inadmissible actuellement », estiment des représentants du camp qui s’opposent à la tenue d’un congrès en l’absence de ses premiers dirigeants et sous la houlette du président intérimaire actuel.
Il va sans dire que tout Tunisien a le droit de constituer un parti ou de participer à la vie politique et publique tant que cela obéit aux lois en vigueur. Ce qui est à craindre cependant, c’est l’avènement d’une nouvelle crise politique consécutive à un branle-bas au sein d’un parti politique accusé de terrorisme, d’assassinats politiques et qui est sous l’objectif de la justice. La rumeur selon laquelle ce parti serait « infiltré » par des « juillettistes » pour créer une nouvelle formation politique est grave, elle risque de déstabiliser davantage le climat général à l’approche des échéances politiques (locales, régionales et présidentielle), et mérite d’être éclaircie par toutes les parties.
La stratégie du silence choisie par le chef de l’Etat est une arme à double tranchant : elle contribue à enliser les crises et à laisser courir toutes les désinformations et contrevérités qui pourrissent le climat général, empoisonnent la vie des Tunisiens, menacent la cohésion sociale et, partant, fragilisent Kaïs Saïed lui-même. Ce, alors que ses adversaires politiques qui appellent les Tunisiens à la révolte contre le 25 juillet et se préparent à reprendre la course électorale présidentielle – c’est leur plein droit – ont gravement échoué quand ils étaient au pouvoir, dilapidant le capital-confiance de la Tunisie aussi bien à l’intérieur qu’à l’étranger, si bien qu’aujourd’hui, la plupart des Tunisiens prennent leur mal en patience parce qu’ils n’ont pas d’autres alternatives. Ceux qui les invitent à prendre le risque oublient que les Tunisiens ont connu le pire —le terrorisme— et qu’ils ne sont plus disposés à prendre d’autres risques, notamment celui de remettre aux commandes du pays leurs anciens bourreaux.