L’impasse énergétique en Tunisie : Black out et hausses de prix à l’horizon

La semaine écoulée, la Société Islamique de Financement du Commerce International, basée en Arabie saoudite, a prêté en urgence 1,2 milliard de $, à une Tunisie surendettée, pour financer l’importation du pétrole et du gaz. Un financement à rembourser sur 3 ans. Une semaine plutôt, le ministère de l’Industrie, de l’Energie et des Mines a dévoilé ses dernières statistiques montrant une chute de 28%, en un glissement annuel de la production de gaz, sans précédent. Le ministère ajoute « Nous nous attendons à ce que la production de pétrole et de gaz continue de baisser fortement au cours de la période de prévision 2024-28 en raison du vieillissement des champs, tarissement de certains pompages et d’un déficit flagrant d’investissements et incitations aux investissements étrangers dans le secteur de l’énergie ».
Ces faits sont passés inaperçus par les médias. Ces faits ne sont que la partie visible de l’isberg. La partie cachée de l’isberg, celle-là est plus inquiétante, et elle a été documentée finement par deux rapports internationaux traitant de ce sujet pour la Tunisie. L’un est publié par l’agence Fitch-Solution (BMI) et l’autre publié par The Economist Intelligence Unity (EIU). Pourquoi est-ce important, et que disent ces rapports.
Ces deux rapports montrent l’impasse énergétique que vit la Tunisie d’aujourd’hui et les risques de pénuries et de flambée des prix dans le court, moyen et long termes. Ces rapports démontrent que l’État tunisien a occulté cette grave réalité, préférant ne rien dire aux citoyens, à l’approche des élections présidentielles, prévues dans moins de 5 mois. 

Pourquoi est-ce important ?
La chute du volume de la production tunisienne de gaz est inquiétante et politiquement dangereuse, compte tenu de la dépendance du pays au gaz naturel pour produire 95 % de son électricité, pour ses populations, ses entreprises et son développement économique et social.
La Tunisie produit depuis longtemps des hydrocarbures, canalisant sa production de pétrole et de gaz vers la consommation intérieure et dans une moindre mesure vers les exportations. Mais la baisse continue de la production continuera de réduire les options énergétiques du pays et d’aggraver le déficit commercial de l’énergie, qui s’élevait à 600 millions de dollars (2 milliards de dinars) au cours de l’année se terminant en février 2024.
La production de gaz a atteint 203 ktep (kilotonne équivalent pétrole) au cours des deux premiers mois de 2024. Il s’agit d’une baisse de 28 % par rapport aux 281 ktep produits au cours de la même période en 2023, et de moins de la moitié par rapport à 2010 (447 ktep).
D’ici 2027, la production de gaz baissera de presque 13 %, alors que la demande de ce produit incontournable augmente de presque 12 %. Où trouver les solutions, autrement que dans plus de dépendance de l’Algérie ou par le recours à un marché international de plus en plus inaccessible pour un budget d’État très déficitaire.
La production de pétrole a également continué de baisser, passant de 37 800 barils/jour (b/j) en février 2022 à 32 700 b/j en février 2024. Ici aussi, la production baisserait de plus de 13% d’ici 2032, alors que la consommation est croissante à un rythme estimé à 10% annuellement. Une évolution inquiétante et il y a de quoi s’inquiéter.
La production d’hydrocarbures de la Tunisie continuera de diminuer indéniablement au cours des prochaines années, car le secteur est à bout de souffle : vieillissement des champs pétroliers et gaziers, incapacité d’attirer des investissements dans l’exploration et le développement des réserves en raison de l’instabilité politique et économique.
Le gaz tunisien provient de trois sources : la production intérieure, les importations directes de gaz algérien et les frais de transport payés en gaz pour les exportations de gaz algérien via le gazoduc transméditerranéen, qui relie l’Algérie à l’Italie via la Tunisie. 

Le double langage sur la souveraineté
L’offre totale de gaz naturel, toutes sources confondues, a baissé de 13% en glissement annuel en février, à 700 ktep, et la baisse de la production nationale a rendu la Tunisie de plus en plus dépendante des importations en provenance d’Algérie.
Dit simplement, la Tunisie est tributaire de l’Algérie dans une proportion de 56 % de
l’approvisionnement total en gaz. Ce ratio continue d’augmenter, bien que les prix du gaz encore relativement élevés (les coûts d’importation du gaz ont augmenté de 15 % en 2023, à 1,3 milliard de dollars) puissent également encourager la Tunisie à continuer à remplacer une partie de ses importations de gaz par des importations d’électricité. Deux stratégies complémentaires, mais aussi dangereuse l’une que l’autre.
Alors que la production nationale d’électricité est passée de 3 048 GWh en 2022 à 2 733 GWh en février 2024, les importations d’électricité sont passées de 372 GWh à 550 GWh au cours de la même période, et nous nous attendons à ce que les pics de consommation estivaux ajoutent de la pression sur le réseau.
Dit clairement, la chute de la production intramuros de l’électricité frôle les 15%, en un an. Et il faut importer de plus en plus.
Le Sud tunisien est désormais tributaire de l’électricité produite en Lybie, le Nord-Ouest tributaire du réseau électrique algérien. La production de l’électricité ne se conserve pas facilement (stockage), mais fournir ces quantités excédentaires pour la Tunisie, constitue un don à double tranchant : un geste d’amitié, mais aussi un moyen de pression politique qui altère la souveraineté tant revendiquée par le discours politique tenu par le président Kaïs Saïed.
Selon plusieurs observateurs, on s’attendra prochainement à plusieurs coupures d’électricité, dont certaines seront prévues et d’autres imprévues, occasionnant des pertes économiques, lors de cette saison touristique et estivale où les besoins d’acclimatation atteindront des pics. L’instabilité sur les frontières libyennes peut à tout moment menacer les infrastructures d’adduction électriques et plonger les zones touristiques dans un blackout qui peut gâcher la saison touristique.

 Une économie à la merci… des voisins
La Tunisie deviendra de plus en plus dépendante des importations de gaz et/ou d’électricité au cours des prochaines années, ce qui s’ajoutera aux tensions existantes sur la balance des paiements et déficit budgétaire. L’incapacité à sécuriser les investissements dans le secteur de l’énergie et la production d’électricité freinera également une croissance économique déjà atone. Une situation jugée gravissime par les rapports internationaux utilisés dans cette chronique.
Les différents gouvernements des dernières années ont laissé faire, et n’ont rien entrepris pour anticiper cette chute et évolution chaotique. Une situation qui annonce des hausses de prix, des pénuries et du rationnement pour l’électricité, le pétrole et le gaz.
Aucun des partis et élites politiques n’ont considéré cet enjeu dans leur programme économique. Aucune vision rassurante n’est dégagée à ce sujet alors que le pays regorge de réserves énergétiques dans diverses régions du pays.
Les investisseurs étrangers quittent le pays, les uns après les autres, craignant l’instabilité politique et institutionnelle.
La Tunisie, dont la dette publique (État et sociétés d’État) oscille actuellement autour de 95 % et 107% du PIB avec une inflation annuelle moyenne allant jusqu’à 10 %, dépend fortement des importations pour l’alimentation et l’énergie.
La Tunisie est entrée en récession dans la seconde moitié de 2023 avec une croissance économique de 0,4 % pour l’année. Les économistes prévoient une croissance de deux pour cent cette année. Et cela ne pourra pas créer suffisamment d’espace fiscal pour financer les déficits budgétaires, la lourde dette et les hausses successives pour les cours du pétrole et du gaz sur le marché international.
Le contrat de prêt, qui doit être remboursé sur trois ans, a été signé dimanche à Riyad par la ministre de l’Économie Feryel Ouerghi et Hani Salem Sonbol, le PDG saoudien de l’ITFC qui est membre du Groupe de la Banque islamique de développement. On ne dit pas le taux d’intérêt utilisé dans ce cas, mais on doit l’imaginer, il sera question d’un prêt islamique, et le calcul se fera autrement, sans vouloir dire qu’il sera moins coûteux.

Mirages de l’énergie solaire
Regardons maintenant, le volet solaire de l’énergie. En Tunisie, plusieurs annonces ambitieuses portent sur la production de l’énergie solaire. Le 16 juillet 2023, le gouvernement a signé avec l’Union européenne un protocole d’accord pour un «partenariat stratégique complet », au sujet du contrôle de l’immigration et l’investissement dans les énergies renouvelables.
« L’objectif est d’améliorer la sécurité de l’approvisionnement et de fournir à notre population et à nos entreprises une énergie propre à des prix abordables », affirmait à cette occasion Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne. Bien entendu, cette dernière se veut rassurante pour ses interlocuteurs du Sud. Tout indique que c’est un engagement conçu pour servir l’Europe et pas la Tunisie
Selon elle, il s’agira aussi de « créer de bons emplois localement » dans « une situation gagnant-gagnant » et dans l’« intérêt de tous ». Pour autant, cet accord fait explicitement référence à une initiative dont les bénéfices risquent d’être essentiellement européens. Il s’agit du projet Elmed, un câble sous-marin d’une capacité de 600 MW qui reliera les réseaux électriques tunisien et italien, un prototype que Rome voudrait également dupliquer avec la Libye.
Ces mégaprojets ne seront toutefois pas sans impact sur les populations et les ressources locales. Alors que seulement 3 % de l’électricité en Tunisie est produite à partir des énergies renouvelables, loin des ambitions officielles (atteindre 35 % d’ici 2030), et que le pays, empêtré dans une crise financière, peine à honorer ses objectifs climatiques, de nombreux investisseurs étrangers convoitent les ressources solaires tunisiennes, mais essentiellement à des fins d’exportation vers le nord.
Derrière leur label écologique, les miroirs utilisés pour concentrer les rayons du soleil et créer de l’électricité requièrent une technologie plutôt coûteuse, et qui donne un coût de production 2 à 3 fois plus élevés. La Tunisie aura donc besoin de temps et de courage pour produire et commercialiser localement une telle électricité solaire. Du temps pour l’édification des infrastructures de production, et de la maitrise technologique. Et du courage gouvernemental pour augmenter fortement les prix de vente aux entreprises et ménages tunisiens. Et cela peut exiger la réduction des subventions facilitant la tarification actuellement favorable aux ménages et entreprises.
En attendant, les coupures du courant électrique et les pénuries du gaz seront ressenties comme une épée de Damoclès qui pendouillent sur divers secteurs économiques, régions et couches sociales déshéritées. A quelques mois des élections présidentielles, le pouvoir exécutif fait un black-out total sur ces risques. Les économistes des plateaux de médias ne veulent pas en parler, par incompétence ou par prudence complice…

*** Chronique produite à partir des rapports du The Economist Intelligence Unity (EIU), 28 avril 2024 et Fitch-Solution BMI «Tunisia Oil & Gas Report Includes 10-year forecasts to 2032», Mai, 2024

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