En attendant une hypothétique signature de l’accord Carthage 2 et un improbable compromis entre les parties qui se réunissent en conclave depuis plus d’un mois et demi, c’est le flou et l’indécision qui refont surface. Ce qui est plus grave pour un pays qui traverse une grave crise politique, économique et sociale, c’est que le facteur temps, au demeurant décisif pour donner un signal fort qui restaurerait la confiance et mobiliserait les énergies, n’est pas pris en compte, voire ignoré. Tout le monde continue à agir avec une insoutenable légèreté et inconscience, comme si l’on avait de la marge pour rectifier le tir ou des moyens pour choisir d’autres alternatives. En revanche, une obsession semble habiter, encore et toujours, certaines parties qui veulent nous faire croire qu’en changeant d’équipe gouvernementale qui, il est vrai, ne brille ni par sa compétence ni par sa solidarité, et en improvisant des mesures dont l’élaboration est dictée beaucoup plus par l’ego et le caprice que par la recherche de l’intérêt général, il sera possible de sauver le pays et lui éviter le scénario grec.
Alors qu’il ne reste plus qu’un an et demi pour les prochaines législatives et présidentielle, ce qui est en train d’être concocté à Carthage est propre à brouiller toutes les cartes, à déresponsabiliser les pouvoirs de toute leur gestion des affaires du pays et à donner un coup de massue au jeu des institutions. En cédant aux pressions des uns et aux caprices des autres, on oublie que le gouvernement est redevable de son action au parlement et que ce dernier est le mieux à même de lui retirer sa confiance. L’Assemblée des représentants du peuple qui est, virtuellement, la source de tout pouvoir, laisse faire dans une indifférence déconcertante. Aucun groupe parlementaire n’a daigné élever la voix pour signaler ce dérapage constitutionnel et, surtout, l’intrusion abusive de parties qui n’ont pas la qualité requise. Résultat : nous vivons un grand cafouillage, un inversement des rôles et des priorités dans la mesure où ce qui est infiniment insignifiant devient essentiel et vice-versa.
A l’évidence, plus la crise politique s’éternise et s’approfondit et plus les positions des parties qui se sont impliquées dans l’élaboration d’une nouvelle feuille de route, deviennent inconciliables, plus deux discours antinomiques dominent les débats. Deux visions qui résument bien le paradoxe tunisien et l’incapacité de notre élite politique à avoir le courage d’affronter une réalité complexe en préférant les faux-fuyants et les manœuvres détournées.
Un paradoxe, parce qu’en apparence, tout le monde soutient l’idée de sauver la Tunisie d’une crise politique, économique et sociale sans précédent. Une crise qui a été aggravée, pour certains, par l’incompétence manifeste d’un gouvernement dont le départ est avancé comme « une demande populaire» (sic). Une crise qui s’est amplifiée, pour d’autres, par l’impossibilité de conduire les réformes et le renforcement des résistances au changement dont sont responsables notamment ceux qui sont montés au premier rang pour réclamer le départ de Youssef Chahed et de son équipe.
L’imbroglio actuel est la conséquence logique d’une situation où la dérision et l’inconséquence sont devenues la règle.
Alors qu’il est attaqué frontalement par l’UTICA et l’UGTT, devenues pour la circonstance, complices, le gouvernement d’union nationale a fourbi ses armes, engageant une action de communication tous azimuts. Malgré les difficultés et toutes les contrariétés, on avance que les réalisations enregistrées au courant du premier trimestre 2018 montrent que les choses commencent à s’améliorer, même si de grandes fragilités persistent. En manipulant les chiffres, on cherche à nous faire croire que la croissance est de retour, dopée par les exportations, notamment de produits agroalimentaires, que l’investissement repart et que les créations d’emploi progressent. Des indicateurs qui nous sortent un peu de la grisaille et nous font oublier un peu les risques qu’encourt le pays, notamment dans ses finances publiques, ses caisses de sécurité et sa capacité à faire prévaloir la loi.
Dans cette guerre asymétrique, on trouve un gouvernement, certes affaibli, mais non résigné. Il a préféré être offensif, jouer toutes ses cartes pour ne pas s’avouer vaincu. D’où ses appels pour la poursuite des réformes, aujourd’hui bloquées par l’intransigeance de l’UGTT , plus que jamais omnipotente, et déterminée à punir un Chef de gouvernement devenu indocile et peu réceptif des ordres.
De l’autre côté, curieusement, la Centrale ouvrière, l’organisation patronale et le parti Nidaa Tounes, développent un argumentaire et un discours catastrophiste liant toute solution au départ de Chahed et de son équipe.
Dans cette guerre de tranchées, où chacun cherche à préserver ses intérêts en usant de subterfuges peu convaincants, à marquer son territoire et à faire étalage de toute sa puissance, l’essentiel est sacrifié. Ces querelles de positionnement et d’influence aux quelles on cherche vainement à trouver un bon emballage, ne peuvent qu’aggraver les difficultés et surtout altérer la confiance des partenaires d’une Tunisie qui offre de plus en plus l’image d’un pays ingouvernable, instable et peu fiable.