L’industrie du textile a durement été frappée par la crise depuis 2008. Une crise qui a pris de l’ampleur à partir de 2011, avec la fermeture de plusieurs usines et la baisse de l’activité d’un secteur qui est pourtant considéré comme le fleuron de l’industrie nationale. Depuis 2017, date à laquelle la Fédération tunisienne du textile et de l’habillement (FTTH) s’est séparée de l’Union tunisienne d’industrie, du commerce et de l’artisanat (UTICA) l’industrie du textile a repris des couleurs.
Le secteur emploie aujourd’hui 178 000 personnes. Durant le premier semestre de 2018, les exportations ont augmenté de 4,2 points en devises et de 22,3 points en dinars par rapport à la même période en 2017. La relance va-t-elle se poursuivre ? Quels sont les obstacles auxquels l’industrie du textile est-elle confrontée ? Quel est le rôle de la FTTH dans ce contexte ? Des questions auxquelles Hosni Boufaden, président de la FTTH, a répondu dans un entretien accordé à Réalités Magazine.
Quel bilan pouvez-vous faire de l’activité de la FTTH après un an d’exercice ?
La FTTH, depuis son congrès, travaille sur trois axes principaux : la formation des futurs professionnels du secteur, la promotion des articles du textile tunisien sur le marché européen et les autres marchés, et l’organisation du marché local. Au niveau de la formation professionnelle, la FTTH va signer une convention avec le ministère de la Formation Professionnelle et de l’Emploi visant à adapter les formations aux besoins du marché. Dans ce cadre, des apprentissages en mode alterné, entre centres de formation et entreprises, seront mis en place. Il y aura des disciplines de textile qui seront introduites dans la formation, enseignées par des formateurs issus du ministère de la Formation professionnelle et des techniciens des entreprises.
Cela va permettre de traiter la problématique de la formation de la main-d’œuvre, notamment au niveau du Sahel, du Grand Tunis, de Bizerte et de Sfax. Ces régions sont marquées par un important développement des entreprises du textile, mais aussi par un manque de main-d’œuvre capable d’assurer l’exploitation au sein de ces entreprises. La signature de la convention devait avoir lieu en marge des journées promotionnelles du textile. Nous attendons encore, mais les responsables de l’État sont très engagés. Le tout devrait être fait avant la fin de l’année 2018. Les apprenants profiteront d’un recyclage dans le cadre de ces formations.
Y a-t-il un autre volet sur lequel la FTTH est en train de travailler au niveau des formations ?
La Fédération travaille aussi sur la formation universitaire. L’ENIM (Ecole nationale d’ingénieurs de Monatir), en collaboration avec l’université de München, a créé le tout premier diplôme d’ingénieur en habillement C’est une première. Les étudiants se sont déjà inscrits, et la formation a débuté depuis octobre 2018.
Plus encore : un master co-construit en marketing a été mis en place à l’École supérieure des sciences économiques et commerciales. C’est un projet co-organisé avec le programme GEPEX. Ce master, orienté vers le textile, permet d’assurer une formation plus technique en marketing du textile et de ses filières.
Dans ce même contexte, une convention historique a été signée en vue d’organiser des journées BtoB le 15 novembre prochain, sous le patronage du Chef du gouvernement. L’objectif sera de mettre en relation les demandeurs d’emploi et les entreprises.
Et concernant le volet de la promotion des articles du textile tunisien ?
En partenariat avec le Centre de promotion des exportations (CEPEX), la FTTH a identifié les activités et les événements internationaux intéressants pour le secteur du textile, et ce, afin de mieux affecter les fonds publics dans les marchés qui nous intéressent. Nous avons constaté un regain de confiance pour notre secteur de la part du marché international. D’ailleurs, jusqu’au 30 septembre 2018, le secteur a réalisé une croissance de 3 points en euros et de 18 points en dinars.
D’un autre côté, avec l’Agence de promotion de l’industrie et de l’innovation (APII), la FTTH a participé aux journées promotionnelles du textile, de l’habillement, cuir et chaussures. L’événement était réussi et bien organisé par l’APII. Avec le gouvernement, la FTTH va prendre part à une réflexion commune portant sur la rationalisation de l’importation. Il ne s’agit pas d’interdire l’importation car la Tunisie profite de l’ouverture sur le monde. Cependant, nous risquons de finir l’année avec une importation équivalant à 1,8 milliard de dinars, compte tenu des déséquilibres frustrants de la balance commerciale. Dans ce cadre, nous travaillons avec les franchisés pour les pousser à convaincre leurs partenaires de venir intégrer une partie de ce qu’ils commercialisent sur le marché local.
Comment expliquer le retour au bercail suite au divorce entre la FTTH et l’UTICA en 2017 ?
La FTTH est née dans une dynamique constructive et non conflictuelle. C’était l’occasion de réorganiser le secteur avec une certaine indépendance. Il n’y avait pas une obligation de scission avec l’UTICA. Le secteur emploie aujourd’hui 178 000 personnes. Il est marqué par une certaine inertie et par des problématiques sectorielles. De ce fait, il est normal qu’il se réorganise au sein d’une fédération indépendante. Je rappelle que lors de notre congrès national, des représentants de l’UTICA étaient présents. Nous restons et resterons toujours sous le toit de la grande famille patronale. Nous avons discuté de plusieurs sujets avec la présidence de l’UTICA, notamment l’amélioration de la communication sur les positions des bases. L’UTICA nous a soutenus, à titre d’exemple, pour renégocier l’accord sur les hausses des salaires.
D’autre part, la FTTH a pris part au congrès de l’UTICA. Nous entretenons de très bonnes relations avec les membres du bureau exécutif de l’organisation patronale, notamment avec son président. La FTTH fait toujours partie intégrante de la grande famille patronale. Une nouvelle dynamique a été créée. Elle permettra de conjuguer nos efforts en vue d’améliorer les conditions du secteur.
Quelles sont, justement, ces conditions ? A quelles difficultés le secteur du textile est-il confronté et que propose la FTTH pour y faire face ?
Un conseil ministériel restreint (CMR), réclamé depuis 2015, a finalement été organisé le 1er juin 2017. Dans ce cadre, 27 mesures d’urgence ont été discutées. 18 ont d’ores et déjà été mises en place, à savoir le rééchelonnement des dettes contentieuses du secteur vis-à-vis de la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS) sur une période de 6 ans avec une année de grâce. Le rééchelonnement des dettes fiscales a aussi été mis en place avec les mêmes conditions. Pas seulement : un fonds pour la restructuration des PME en difficulté a été réservé. Ce fonds est dédié à toutes les industries manufacturières. Ces mesures ont permis de stabiliser, plus ou moins, le secteur du textile. Nous avons lancé une étude stratégique pour nous projeter sur l’avenir du secteur. Ce dernier sera axé sur la restructuration, le rééchelonnement des dettes fiscales et sociales, la visibilité sur les actions de promotion, et la réorganisation du marché local.
Il existe, par ailleurs, deux principales problématiques pour ce marché local : l’importation et le marché parallèle. Il existe des importations organisées, effectuées par les franchises. Nous devons les rationaliser et non leur fermer les portes. Les franchisés sont appelés à sensibiliser leurs partenaires à réaliser une partie de leur chiffre d’affaires (CA) en Tunisie. Il existe également l’importation sous-déclarée en valeur. Il s’agit de marchandises de mauvaise qualité soutenues par le dumping. Pour ce cas, la FTTH a demandé l’établissement de valeurs de références sur lesquelles la douane pourra se baser afin de traiter les opérateurs frauduleux qui sous-déclarent leurs marchandises. Nous appelons, aussi, à la mise en place d’un contrôle technique systématique à l’importation. L’objectif est d’assurer la qualité des marchandises et de lutter contre la concurrence déloyale. Je rappelle que ces mesures ne s’inscrivent aucunement dans une optique de cloisonnement du marché, mais plutôt dans une perspective de protection du consommateur et de lutte contre la concurrence déloyale.
Qu’en est-il de la lutte contre le marché parallèle ?
Il s’agit d’un fléau nuisible à toute l’économie nationale. Nous avons toujours été écoutés par le gouvernement sur ce sujet depuis le début des dialogues. La FTTH peut formuler des propositions au niveau des importations sous-déclarées à titre d’exemple. Le marché parallèle, pour sa part, relève de la responsabilité du gouvernement.
Que faut-il faire pour relancer le secteur et promouvoir l’exportation ?
Notre premier objectif est de permettre au textile tunisien de revenir sur les radars du développement. D’ailleurs, la reprise des exportations est notable. Néanmoins, au niveau du marché local, il existe des efforts à faire pour mieux repositionner l’industrie nationale. Il existe un grand potentiel à récupérer compte tenu de l’important volume des importations : 1,8 milliard de dinars en produits finis. Cela peut passer par une commercialisation directe ou par une intégration d’une partie de ce que les franchisés sont en train de vendre sur le marché local. Nous estimons qu’il est possible de récupérer entre 800 millions et 1 milliard de dinars grâce à ces mécanismes.
De ce fait, un effort législatif de la part du gouvernement est requis, notamment pour mettre en place les valeurs références. D’un autre côté, nous appelons le gouvernement à aider à intégrer le secteur. 78% des entreprises du secteur sont actives dans l’habillement de sous-traitance. On ne se charge que de la confection des produits en Tunisie, puisque les accessoires sont expédiés par les donneurs d’ordres. D’ici 2023, nous souhaitons que les clients étrangers achètent le tissu et la matière première en Tunisie. Pour y arriver, nous devons produire, sachant que le tissu industriel a été rayé de la carte à cause de l’importation anarchique et du commerce parallèle. Ainsi, la FTTH propose la création d’un fonds d’investissement mixte dans le cadre d’un partenariat public-privé (PPP). Le gouvernement apportera entre 20 et 25 MDT, en plus des fonds assurés par les mécanismes déjà en place en Tunisie à l’instar de la Caisse de dépôt et de consignation (CDC). L’objectif est d’obtenir un fonds d’investissement final de 50 MDT.
Cette intégration va justement permettre de soutenir les exportations. A titre d’exemple, la confection couvre à peine 30% du coût de la fabrication d’un vêtement. Il y a donc une marge de 60 à 70% qui nous échappe. La valeur ajoutée, grâce à l’intégration, sera revue à la hausse, ce qui permettra d’augmenter les recettes de l’exportation : de 2,4 milliards d’euros, nous pourrons passer à 6 milliards d’euros.
Quelles sont les conséquences des accords de libre-échange, notamment celui conclu avec la Turquie ? Qu’en est-il des accords conclus avec l’Union européenne (UE) ?
L’accord de libre-échange avec la Turquie a été dévastateur. En accord avec les Turcs, son application a été suspendue pour le textile pendant 2 ans. Nous revenons donc à l’application des droits de douanes à 27% sur les produits turcs. Une reconduction de la suspension est nécessaire car le marché local a été inondé par les produits turcs, d’autant plus que les entreprises turques sont mieux équipées et soutenues par leur gouvernement par rapport aux entreprises tunisiennes. Si au bout de 2 ans, une entreprise [tunisienne], qui peine à se redresser, subit encore la douane à 0% pour les produits turcs, tout ce que nous aurons fait sera détruit en 4 ou 5 mois. Ajouté à cela, le cours de la livre turque qui a perdu plus de 21% de sa valeur depuis juillet 2018.
Au sujet des Règles d’origine conclues avec l’UE, elles ont été négociées en dehors de l’ALECA. Les parties européennes se sont dites prêtes à discuter toutes les problématiques abordées par la FTTH. Nous avons demandé à ce que les produits tunisiens soient classés sur un pied d’égalité avec ceux des autres pays exonérés de droits de douane en Europe : ceux du Bangladesh et du Cambodge. Si un Tunisien achète du tissu au Bangladesh, le confectionne en Tunisie et l’exporte vers l’Europe, le produit sera taxé de 13 à 17% sur sa valeur déclarée en Europe. La taxation comprend aussi sa valeur ajoutée tunisienne, qui est pourtant censée être exonérée. Ce même tissu entre sans droit de douane en Europe s’il vient du Bangladesh. Il s’agit d’une injustice totale. Ainsi, le textile tunisien est pénalisé sur le marché européen. Nous placer sur un pied d’égalité avec les pays asiatiques permettra de gagner 1 point de plus dans les parts du marché européen et de créer 60 000 emplois.
Les négociations avec les partenaires européens sont-elles en train d’avancer ? Les parties gouvernementales tunisiennes défendent-elles le produit tunisien ?
Nous n’avons aucun doute sur la volonté du gouvernement d’aboutir à des conventions favorables au secteur du textile. Nous avons, d’un autre côté, demandé à rejoindre la délégation gouvernementale chargée des négociations car ces dernières sont très techniques. C’est cette technicité qui permet de faire les bons compromis.
Pour quelle raison ne laisse-t-on pas les professionnels rejoindre les délégations chargées des négociations ?
On ne les laisse pas pour le moment. C’est sans doute une façon de voir les choses. Pour notre part, nous avons renouvelé notre demande, et nous espérons obtenir une réponse positive. Notre objectif n’est pas de remplacer la délégation, mais plutôt de l’accompagner afin de la rendre plus efficace et de mettre à sa disposition le volet technique du secteur.
Considérez-vous que l’augmentation salariale, conclue avec l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), soit satisfaisante ?
L’industrie du textile est manufacturière. De ce fait, elle repose sur le capital travail et humain. Celui qui n’aura pas saisi ceci sera incapable de faire carrière dans le secteur. Une entreprise ne peut pas évoluer si ses employés et ses cadres ne sont pas dans une situation sociale et financière décente. Même si le secteur est encore en difficulté, nous avons jugé indispensable d’accorder une augmentation à nos employés. Nous nous réjouissons d’être dans une optique collaborative et constructive avec nos confrères de l’UGTT. Les deux parties ont exprimé leur volonté de tirer le secteur vers le haut.
Dans ce cadre, nous travaillerons sur le changement du tableau l’IRPP (impôt sur le revenu des personnes physiques) au profit des employés du secteur. Ceci va leur permettre de mieux profiter de l’impact des hausses des salaires. De ce fait, leur pouvoir d’achat sera soutenu, d’autant plus que les entreprises bénéficieront d’une bonne visibilité. En effet, les hausses seront appliquées du 1er janvier au 31 décembre 2019 avec un taux de 7%, puis du 1er janvier 2020 au 31 décembre 2020. Les entreprises, pendant ce temps, vont jouir d’une stabilisation de leurs affaires.
Quelle est la vision d’avenir de la FTTH de l’industrie du textile ?
Nous devons travailler, à l’avenir, sur deux axes importants. Il y a, tout d’abord, la responsabilité sociétale des entreprises vis-à-vis de leur personnel. Les entreprises doivent, en effet, pouvoir évoluer avec davantage de responsabilité. Par la suite, l’accent doit être mis sur l’intégration, et ce, dans l’objectif de quitter le statut de simples sous-traitants. Ce point impactera directement la valeur ajoutée du secteur et le chiffre d’affaires des exportations. Par conséquent, nous créerons plus de richesses et le secteur, de ce fait, contribuera à la réduction du déficit de la balance commerciale.
Le textile est l’un des moteurs de l’économie tunisienne. Dans le monde, le secteur représente le tiers des emplois des industries manufacturières. Nous voulons tirer le textile tunisien vers le haut.
Entretien conduit par
Mohamed Fakhri Khlissa