Employée de maison, Chadia Nasraoui investit l’essentiel de son revenu dans l’éducation de ses quatre enfants. Au terme de cet effort, sa fille aînée décroche le bac et accède à l’université où elle passe en seconde année. D’une génération à l’autre, cette ascension sociale attire l’attention sur la problématique de la reproduction, thème cher à Bourdieu et Passeron. Les fils de parents aisés, cultivés, disposent de moyens matériels et culturels aptes à seconder les enfants dans la réussite scolaire.
Ceux des familles défavorisées, marginalisées, subissent, bien davantage, l’échec scolaire. Le passage à travers l’univers universitaire outrepasse la simple histoire du savoir. En effet, la fréquentation et la connaissance d’étudiants sélectionnés par la distinction de classe influencent le choix, éventuel, de conjoints au look privilégié. De même, l’échec scolaire et le rejet des recalés refoulent parmi les voués à la vie sans qualité. Ces deux itinéraires, l’un ascendant et l’autre descendant, esquissent les trajectoires où pourraient intervenir les initiatives réformatrices destinées à limiter l’injustice. Mais une fois les jeux mal faits, surgit, comme par magie, l’effectif outrancier de l’échec scolaire, du chômage, des émigrés clandestins, des vendeurs à la sauvette et des raquetteurs sans foi, ni loi, ni peur. Les enfants de la rue ne tombent guère du ciel étoilé mais proviennent d’une structure sociale viciée.
Dans ces conditions, agir sur le tard donne à voir le bricolage des mesures dérisoires.
La gesticulation de l’administration pactise avec sa proverbiale inaction. Les conflits perpétués entre la Fédération générale de l’éducation de base (FGEB) et les autorités clignent vers pareille inefficacité. Cependant, l’exclu de la horde scolaire incarne le support de l’investigation à mener pour élucider la rubrique de la scolarisation inique, tyrannique et anarchique. L’exemple du succès individuel malgré les conditions de vie peu propices inspire, en même temps, deux significations. D’une part, la volonté personnelle peut surplomber les déterminations collectives, d’autre part, l’arbre ne saurait cacher la forêt. Celle-ci engage vers le dédale de la réalité sociale globale. Car la réussite scolaire, puis universitaire, habilite à l’occupation de positions dans les divers secteurs de la fonction publique et cet aspect monopolistique tend à reproduire les avantages accaparés par les privilégiés. Norbert Elias écrit : « La moindre tentative de réforme, la moindre modification de structures aussi précaires que tendues auraient infailliblement entraîné la remise en question, la diminution ou même l’abolition des droits et privilèges d’individus ou de familles ».
Elias analyse un cas particulier mais la reproduction de la distinction admet une application quasi généralisée. Une majorité appauvrie côtoie la minorité enrichie. Ce décalage n’est guère moindre en Egypte et pourtant, Sissi obtient 89,6% des voix. Pour la contestation du pouvoir par l’implosion sociale ne suffit pas la pauvreté, fut-elle accentuée.
La description de situations communes et l’observation de classes mobilisées diffèrent, et les confondre accomplit « un saut mortel » selon Marx.
Les classes « en soi » ne sont pas les classes « pour soi », autrement dit conscientes, mobilisées pour agir et dirigées. La démagogie seule dénomme « révolution » le printemps hivernal et glacial qui porta au pouvoir les malappris de la noire décennie. Aujourd’hui, le retour du boomerang a partie liée avec l’envoi des jeunes vers les zones de conflits par Ghannouchi, Lâarayedh, Lâabidi et compagnie. Mais, pour être plus complet, revenons à l’échec et au succès de la scolarité. L’échec scolaire ne voue guère à la misère de manière automatique, inéluctable et nécessaire. Interviewé le 19 décembre, El Ayech Younsi me dit : « Mon échec scolaire n’a pas empêché le succès commercial. Insatisfait du maigre salaire obtenu en tant que photographe au Maghreb de Omar Shabou, je suis parti à Paris. Là, je ne refusai aucune activité. Des amis m’invitent à des loisirs, le samedi, mais je n’y vais jamais. Avec l’argent accumulé, j’ai pris la gestion de ce magasin, ici et, depuis, Dieu n’a cessé de donner ses biens ». Une clientèle nombreuse et fidèle entretient une ambiance conviviale au sein de ce magasin du Colisée Soula. Un client arrive et demande : « As-tu des baies de gogi ? » Un autre lui répond : « Bien sûr, rien ne manque chez Ayech. Il a même le lait de l’ogresse ».
En dernière analyse, la fille de Chadia réussit par l’école et El Ayech fonde un succès commercial sur l’échec scolaire. Aucune fatalité ne scande les destinées. Les hommes ne sont pas des objets inanimés. Ils disposent d’une subjectivité où peut décider l’ainsi nommée liberté en dépit d’obstacles à contourner. Les débrouillards outrepassent les contraintes imposées par la reproduction des conditions. Dans l’un de ses ouvrages, Albert Cossery cite le cas de l’analphabète initié, en prison, à l’art de spéculer. Une fois libéré, il accumule une fortune appréciable par l’achat et la vente bien calculés. Le sens pratique nargue le savoir éthique et théorique. Ahmed Ben Salah ironisait à ce sujet. Il situait les professeurs parmi « la strate supérieure de la classe inférieure », tant les manuels gagnent plus que les intellectuels. Il faut ramener un réparateur du chauffage de l’étranger, disait Bourguiba excédé. Mondher, le plombier coutumier, revient sur la disparité : « Les réparateurs tirent profit du métier. Certains abusent. Ils réclament uen somme excessive pour venir voir. Puis, après la réparation, ils demandent un prix exorbitant. Moi, je crains Dieu et je prends le juste prix ».
Les manuels prennent la revanche sur les intellectuels qui les infériorisent. La hogra coûte cher.