L’inégalité face à la santé
Profits et intérêts bien compris
Pour la jeunesse marginalisée des quartiers les moins favorisés, le désir d’échapper à l’insoutenable situation matérielle et culturelle maximalise l’aspiration à l’évasion. A son tour, cette propension exacerbe l’attrait de produits peu compatibles avec l’hygiène de vie et la paix de l’esprit.
Vu la trajectoire historique de ces quartiers périphériques, pour la plupart surgis durant le dernier demi-siècle, une distinction des profils sociaux sépare les plus de quarante printemps, venus des campagnes, et la jeunesse d’âge inférieur à 25 ans. Les aînés colportent bien davantage les catégories de pensée d’une paysannerie plus liée aux normes de l’ancienne société.
Une enquête menée dans les années 80 pour “Enda”, une organisation de mini-crédits, puis deux autres achevées ce 30 janvier 2015 et commanditées par l’institution dénommée “Ogilvy Action” m’ont conduit à regrouper ces quelques observations. Chez les ancêtres et les ainés, la vision du monde gravite autour d’une morale du devoir. « Tu dois obéir à ton grand frère ». « Tu dois éviter les mauvaises fréquentations ». Ces formulations recueillies à Jendouba et imputées aux parents par un groupe de jeunes filles interviewées ensemble suggèrent le fameux « tu dois parce que tu dois », propos de Kant, le philosophe de l’éthique et des « principes catégoriques ». Pour ces jeunes filles ou garçons, le désir de vivre, ce « carpe diem », rabelaisien, bute sur le contrôle social des parents, moins enclins à soutenir la tendance à l’émancipation.
A grands traits, pour les plus de 50 ans, il n’est de vrai que la loi, pour les moins de 25 ans, il n’est de vrai que l’existence ici et maintenant. Le terme « inhaffelha » (je la rends festive) prend la relève des joies espérées de l’au-delà. Pour cette jeunesse, un ambiant nietzschéen, plus moderniste, imprègne l’air du temps présent. Dans les deux cas « la loi de tout être est de persévérer dans son être » disait Spinoza. L’envie d’échapper aux règles coutumières incite les jeunes à prospecter les chemins de l’excès, ce fossoyeur de la santé. Tabagisme, alcoolisme, boissons dites énergisantes et psychotropes en composent le bouquet empoisonné. L’un des interviewés justifie le vol et l’autre cite Hitler parmi ses idoles. Au pourquoi du choix, l’adolescent balafré répond : « Parce qu’il est fort ». Associée à l’usage de la violence, la force prend sa revanche sur la faiblesse, attribut d’une existence jugée réduite à l’impuissance et donc à l’insignifiance. Cette représentation de soi par soi, incompatible avec l’estime et le souci de soi, conforte l’exigence de reconnaissance. Le refus de l’actuel source le désir d’évasion dans les paradis artificiels.
L’intérêt soutiré aux dépens de la santé
Cette recherche de l’addiction attire les virtuoses de la spéculation. L’offre et la demande scandent la marche du monde. Le commerce de produits à la nocivité attestée, redouble de férocité en matière de publicité. Des sommes astronomiques financent un marketing aux effets dévastateurs sur la santé hypothéquée d’une génération malmenée. Sur la voie de l’obésité, l’échappée au stress transite par les articles hyper-sucrés ou ultra-salés.
Le profit réalisé par quelques rapaces l’emporte sur l’intérêt bien compris de tous. Pourtant de rares exceptions clignent vers la rive où bruisse l’alternative. J’avais eu l’occasion de citer une pharmacie où la commercialisation des médicaments respecte la réglementation. Le refus de vendre à tous prix obéit au souci de respecter la santé d’autrui et d’inféoder le métier à sa déontologie.
Mais souvent, profit commercial du vendeur et intérêt vital de l’acheteur déploient deux signaux contradictoires. Le profit c’est le marché, l’intérêt c’est la santé. Parfois la pratique inflige un démenti à leur contradiction. A ce moment, le panache surprend même si l’hirondelle ne fait pas le printemps. Un ami et voisin militaire traverse deux nuits blanches en raison de sa rage dentaire. Une poignée de secondes suffit au médecin dentiste pour diagnostiquer un début d’abcès. Il prescrit du biogyle à déguster sans tarder. Avant de prendre congé le patient dit : « Combien vous dois-je, docteur ? ». Le médecin répond : « rien, vous ne m’avez pris ni temps ni produit ! ». Interloqué, le malade hésite, sourit et remercie. Certes ce dentiste si digne mènerait son cabinet à la ruine s’il persiste et signe.
Cependant, malgré la modicité de l’enjeu financier, le geste recèle une source d’inspiration pour la soumission du profit à l’intérêt bien compris.
Dans cet ordre d’idées le législateur anglais décrète une limitation du sel ajouté aux produits dont la consommation incite à ingurgiter les boissons du genre fanta, coca etc.
Les mêmes gros vendeurs commercialisent les articles à boire et à manger. Or les moins gratifiés par leurs conditions de vie recherchent davantage les moyens d’y échapper. Voilà pourquoi les vendeurs de produits tueurs ont à voir avec l’inégalité face à la santé. Les défenseurs des consommateurs dénoncent des livreurs de marchandises périmées à l’heure où leur système de veille protège de l’intoxication alimentaire et laisse tranquilles de redoutables vendeurs de mort. En ces temps où il est question de je ne sais quel « autre modèle économique et culturel » une reformulation de l’actuel pourrait contribuer à réorienter le vivre ensemble vers un monde social moins criminel. Déjà prescrite par la codification mohamétane du monde marchand, la notion de commerce équitable tâche, aujourd’hui, de jeter une passerelle entre le calcul égoïste et l’éthique altruiste. Ainsi, les altermondialistes ambitionnent de corriger les rapports internationaux d’inégalité. Bien des leçons de savoir-vivre demeurent à puiser dans l’ancienne société par les penseurs de la post-modernité !
Khalil Zamiti