Par Hakim Ben Hammouda
Mais cette évolution n’est pas le propre des pays développés. En effet, les pays émergents n’ont pas échappé à ce phénomène. Le cas le plus significatif est celui de la Chine où on a connu une forte augmentation des inégalités ces dernières années avec le boom économique et le coefficient de Gini, qui est passé de 30 avant 1980 à 45 aujourd’hui. Une évolution qui, parallèlement à ses effets politiques, remet en cause un autre fondement important de la théorique économique dans le domaine de la répartition. Le théorème HOS, bien connu des économistes et qui constitue un élément essentiel de la réflexion sur le commerce international, stipule que l’ouverture d’un pays en développement sur la mondialisation sera à l’origine d’une forte croissance des salaires des travailleurs peu qualifiés qui vont constituer l’essentiel de la force de travail engagée dans les entreprises exportatrices.
L’accroissement de la rémunération de ces travailleurs va contribuer à réduire l’écart avec les hauts revenus et sera in fine à l’origine d’une plus grande égalité. Or, de nouveau les évolutions concrètes et notamment l’accroissement des inégalités en Chine ont tendance à remettre en cause les enseignements de la théorie.
La Chine n’est pas le seul pays où les inégalités ont rapidement augmenté avec l’ouverture économique. Les économistes soulignent également le cas des anciens pays communistes où on a assisté à une forte augmentation des inégalités suite à la privatisation des grandes entreprises publiques et à l’effondrement du contrat social qui existait du temps des régimes socialistes.
Seuls les pays d’Amérique latine ont échappé à cette tendance globale d’accroissement des inégalités. Le cas le plus typique est celui du Brésil présenté par beaucoup, comme un exemple dans la lutte contre les inégalités particulièrement sous la présidence du Président Lula. Dans ce pays le coefficient de Gini est tombé de plus de 60 dans les années 2000 à 57 récemment. Le Brésil n’est pas le seul pays à connaître ces évolutions et il faut aussi souligner d’autres pays qui ont pu réduire les inégalités dont le Mexique, l’Argentine et le Chili. Ce résultat constitue une performance de taille tellement les progrès dans la lutte contre les inégalités sont difficiles à réaliser. Plusieurs facteurs sont évoqués pour expliquer ses progrès dont notamment les programmes sociaux mis en œuvre par les gouvernements en Amérique latine comme Bolsa Familia au Brésil et Oportunidades au Mexique. Cependant, l’impact de ces programmes n’est que relatif compte-tenu de leur faible part dans le PIB. Les études mettent l’accent sur des facteurs beaucoup plus structurels dans cette évolution et soulignent notamment le rôle de l’accès à l’éducation qui a augmenté la part des ouvriers qualifiés et de leur part dans la répartition des revenus. Cependant, cette évolution positive ne doit pas nous cacher une réalité essentielle et le fait que l’Amérique latine reste le continent où les inégalités sont les plus marquées dans le monde et le Brésil est l’un des cinq pays du monde où l’inégalité est la plus forte.
Cet accroissement des inégalités dans les différentes régions du monde doit être nuancé par une évolution positive au niveau global. En effet, il faut souligner que le coefficient de Gini au niveau global a connu une importante baisse depuis quelques années et il est passé de 70 à 67-68 de 2005 à nos jours ce qui signifie une baisse de l’inégalité globale. Certes, ce niveau reste élevé si on le compare aux niveaux nationaux des inégalités dans les différents pays du monde. Mais, comme le soulignent beaucoup d’études, cette évolution est un élément majeur du monde global et constitue un tournant historique dans la mesure où il constitue le premier recul dans l’histoire des inégalités mondiales depuis la révolution industrielle du milieu du 19e siècle et la séparation du monde entre les pays développés et les pays de la marge ou sous-développés. Ces évolutions sont le résultat du phénomène de l’émergence et de l’important rattrapage effectué depuis plus d’une décennie par les pays émergents.
Ainsi, même si les inégalités globales ont diminué et que certains pays comme ceux d’Amérique latine ont connu une légère amélioration, l’accroissement des inégalités dans les pays reste le phénomène majeur qui pèse de tout son poids sur l’ordre global. Parallèlement à la remise en cause des cadres théoriques et des fondements traditionnels de l’économie qui stipulant que l’enrichissement se traduit par une amélioration des inégalités, ce phénomène est au cœur des mobilisations politiques et d’une plus grande instabilité politique globale. Par ailleurs, cet accroissement a lieu au moment où les études et les analyses sont en train de mettre l’accent sur l’importance de la qualité de la répartition dans la durabilité des phénomènes de la croissance. Là également il s’agit d’un tournant tellement la réflexion a été marquée par les thèses de l’économiste Arthur Okun qui stipulait dans son essai, Equality and efficiency : the big tradeoff publié en 1975 et devenu depuis, la grande référence, que l’égalité était à l’origine d’une grande inefficience. Or, ces thèses sont remises en cause aujourd’hui et une meilleure répartition des revenus est considérée aujourd’hui comme un facteur essentiel dans la croissance.
L’ensemble de ces éléments montre aujourd’hui la nécessité de faire face à cette inégalité globale. Il est temps de mettre la meilleure répartition des revenus au centre des nouveaux contrats sociaux qui seront au cœur d’une nouvelle croissance inclusive et durable.