L’inflation : des chiffres et des doutes ?

L’automne passé, un Working paper du FMI préconise à la Tunisie une politique monétaire axée sur l’Inflation targeting (ciblage de l’inflation). Depuis lors, le compteur de l’inflation semble s’être figé, comme par magie, à 4,9%, trois mois de suite. Et ce malgré l’injection de 3 milliards de DT par la BCT et un recours obligé à la dette pour boucler le Budget 2021. Un budget en souffrance de 19 milliards de DT (40% du budget).
Un doute raisonnable s’installe au sujet des indicateurs de l’inflation. Surtout que le chaos politique actuel au sommet de l’État fait craindre le pire, y compris le «bidouillage» des indicateurs statistiques pour maquiller une réalité morose et amadouer le FMI, entre autres bailleurs de fonds.

Instrumentalisation des statistiques ?
En Tunisie, les connivences entre milieux politiques et milieux bancaires ne datent pas d’aujourd’hui. Une quasi-culture qui rythme tensions politiques et tractations avec les prêteurs, quand la crise économique bat son plein.
Et le gouvernement Mechichi fait des pieds et des mains pour amadouer le FMI et pour décrocher un nouveau prêt, vital pour boucler le budget 2021 et crucial pour sa survie politique!
En face, le FMI manifeste sa réticence, arguant que la Tunisie n’a pas honoré ses engagements au regard des réformes promises noir sur blanc, depuis 2016, lors des signatures des précédents prêts et évaluations (review) périodiques.
C’est pourquoi, le FMI a même annulé la dernière tranche du précédent prêt, faisant perdre à la Tunisie presque 5 milliards de DT (à 2% de taux d’intérêt). Et qu’on ne se la cache pas, le FMI détient le gros bout du bateau : c’est la Tunisie qui a besoin du FMI (financement et expertise) et pas l’inverse comme le prétendent certains experts et politiciens tunisiens néophytes sur des plateaux de télé.
Pour Mechichi, décrocher un autre prêt du FMI, c’est «regagner» la confiance des autres prêteurs forcément alliés et alignés sur les positions et  politiques du FMI. Il serait même prêt à sacrifier l’actuel gouverneur de la Banque centrale, Marouane El Abassi, sur l’autel de négociations trébuchantes et incertaines avec le FMI. M. Abassi devient de facto, le fusible idéal dans le contexte d’un Budget d’État asphyxié par les gaspillages et l’incompétence des élites de l’État. Les rumeurs vont bon train au sein de la communauté des experts concernés, prédisant la destitution de M. Abassi (sans évaluation rigoureuse de son bilan) et la nomination d’un nouveau gouverneur plus docile, plus politique et franchement plus proche des partis politiques soutenant Hichem Mechichi. Malgré le contexte difficile, malgré un TID exagérément élevé et malgré les contingences politiques, M. Abassi reste l’homme de la situation et des défis liés.

La main céleste du FMI
Un nouveau prêt du FMI signifiera une baraka céleste envoyée par le Conseil d’Administration du FMI à l’actuel gouvernement (et les partis de sa ceinture politique). Après seulement 5 mois au pouvoir, ce gouvernement est déjà très fragilisé (le 4e depuis 12 mois), suite à des errements ayant placé à la tête du gouvernement, un carriériste jamais élu et à l’origine du blocage actuel au sein du gouvernement.
Le FMI est habitué à ce type de manœuvres politiciennes et manigances liées à la manipulation des indicateurs, en Tunisie comme ailleurs dans le monde (Chili, Argentine, Liban, etc.). On se rappellera toujours de Dominique Strauss-Kahn, Directeur général du FMI, qui a soutenu politiquement le dictateur Ben Ali, jusqu’à sa fuite suite à la Révolte du Jasmin, en 2011. Christine Lagarde, autre Directrice générale du FMI a fait de même avec le défunt président Beji Caïd Essebsi et ses alliés (2016-2018).
Le FMI, très mal représenté en Tunisie, est capable de répéter ce genre d’erreur. Et pour cause, l’institution peut faire la pluie et le beau temps pour les gouvernements fragilisés, notamment ceux étranglés par le fardeau de la dette, comme c’est le cas de la Tunisie d’aujourd’hui!
Avec les tensions actuelles au sommet de l’État tunisien et alors que l’instabilité gouvernementale monte crescendo, le FMI devrait être mieux éclairé, plus exigeant et plus neutre, pour ne pas se mouiller, outre mesure, dans la partie de bras de fer qui se joue entre les pouvoirs politiques.
Un nouveau prêt du FMI sauverait le gouvernement Mechichi d’une démission inéluctable. Une position ferme et mieux adaptée à la Tunisie actuelle est souhaitée de la part du FMI. En revanche, le FMI ne doit pas pénaliser les citoyens tunisiens et il doit faire de son mieux pour aider la BCT à tenter une sortie internationale pour lever des fonds à des taux moins élevés que ceux qu’on lui propose maintenant (11-13%). La dette publique hypothèque déjà les jeunes générations de la Tunisie et à l’avenir les prêts internationaux doivent être canalisés vers des actions et projets sectoriels (et pas budgétaires) pour éviter leur détournement vers le paiement de salaires d’emplois fictifs et de fonctionnaires fantômes au sein de la pléthorique administration tunisienne (plus de 850 000 fonctionnaires entre l’État et les sociétés d’État).

L’instrumentalisation de l’inflation
Et vous l’auriez certainement deviné, le «maintien» inchangé du taux d’inflation (3 mois de suite) aide à donner l’impression au FMI (et aux agences de notation) que le ciblage de l’inflation demandé à la Tunisie est déjà en marche, et il fonctionne déjà à merveille. Avec un taux d’inflation stabilisé à moins de 5%, grâce à une politique monétaire «totalement indépendante» du jeu politique.
Ensuite et sur un deuxième front, grâce à cette stabilisation douteuse du taux d’inflation à 4,9%, la politique monétaire menée par la BCT peut garder un taux d’intérêt directeur (TID) exagérément élevé (6,25%), pour faire le bonheur de l’oligarchie des banques commerciales et leurs actionnaires très bien connectés aux cercles du pouvoir politique.
Inutile de rappeler que le TID en Tunisie est de 6,25%, contre seulement 1,5% au Maroc où 2% en Jordanie et au Sénégal. Avec un TID aussi élevé, la BCT permet aux banques commerciales de facturer leurs prêts à 11% aux PME, aux consommateurs… engrangeant ainsi des bénéfices colossaux alors que la récession économique est quasiment à 2 chiffres pour 2020 (-9% à -11%).
Sans arrière-pensée, on peut questionner les méthodes et outils de calcul du taux d´inflation adoptés au sein de l’INS. On peut se demander si les chiffres du ministère du Commerce sont capables de capter dans leurs filets les turbulences de la variation des prix à la consommation, sur tous les marchés et toutes les régions.
Et cela n’est pas évident : on ne comprend pas pourquoi le taux d’inflation annoncé récemment reste insensible à la planche à billets de la BCT et aux injections massives de DT par la BCT au profit du gouvernement. Il importe de vérifier les méthodes retenues pour estimer le taux d’inflation de façon neutre, ajustée et basée sur les données probantes… et rien que sur les données probantes.
À se demander aussi si le contexte politique extrêmement volatile au sommet de l’État ne finit pas par atteindre les institutions productrices des chiffres et des indicateurs de suivi et de monitoring de l’économie.
Ici réside le risque de l’instrumentalisation politique du taux d’inflation. Une instrumentalisation qui permet au gouvernement Méchichi de faire d’une pierre quatre coups :

  1. Montrer au FMI, que la politique monétaire (inflation targeting) donne des résultats probants,
  2.  Féliciter la BCT et lui permettre de maintenir son TID élevé, au grand plaisir des banques commerciales,
  3. Montrer que le gouvernement Mechichi gère correctement les dépenses salariales et fait tout pour discipliner ses dépenses,
  4.  Pactiser avec le syndicat des travailleurs et lui permettre d’aligner son augmentation salariale sur la base d’un taux d’inflation surestimé voire même bidouillé politiquement !

Ciblage et bidouillage
Par inflation targeting, le FMI veut étendre le pouvoir de la BCT et la mise sous tutelle des politiques budgétaires par les politiques monétaires. Rappelons que cette nouvelle recommandation du FMI a été formulée suite à une évaluation des politiques monétaires initiées depuis 2011 et dont les résultats sont économétriquement expliqués dans un Working paper 20/167 (août 2020). Ce document crucial est passé totalement inaperçu par les économistes et les journalistes tunisiens. Certes, ce Working paper est écrit en anglais, avec une forte composante économétrique… Et en Tunisie, les économistes parlent surtout le français et sont majoritairement des apôtres des approches qualitatives et herméneutiques.
Dans ce Working paper, les chercheurs du FMI appellent la politique monétaire en Tunisie à changer son fusil d’épaule, en laissant à côté les politiques ancrées sur le taux de change pour se focaliser désormais sur le ciblage de l’inflation, avec tout ce que cela comporte comme extension des pouvoirs de la BCT et passage obligé par les banques privées pour prêter au gouvernement.
La politique de l’inflation targeting, a été définie par le macro économiste américain Mishkin (2006). Ce monétariste mondialement reconnu a détaillé les conditions essentielles de cette politique, en termes clairs et sans équivoques : «le ciblage d’inflation est une politique monétaire qui englobe cinq éléments essentiels :

  • Une annonce d’une cible d’inflation numérique précise à atteindre pour le court et le moyen terme;
  • Un engagement de l’État et de ses institutions visant à considérer la stabilité des prix comme l’objectif primordial de la politique monétaire, auquel sont subordonnés impérativement tous les autres objectifs économiques et sociaux;
  • Une stratégie d’information au sein de laquelle plusieurs variables sont utilisées (pas uniquement les agrégats monétaires, le taux de change) ;
  • Le rehaussement du degré de transparence via la communication directe des objectifs liés aux décisions monétaires au grand public;
  • Une plus grande implication et responsabilité de la Banque Centrale dans la conception et le suivi des politiques économiques et budgétaires».

Dans les tensions actuelles et face à une instabilité gouvernementale grandissante, la Tunisie ne doit pas sacrifier la qualité de ses statistiques et la fiabilité de ses indicateurs économiques. Elle doit éviter l’instrumentalisation de ses indicateurs pour des fins politiques, bassement partisanes.
Ce faisant, le pays doit faire tout en son pouvoir pour relancer rapidement l’investissement, principalement par des taux d’intérêt plus abordables et par une réduction des méfaits bureaucratiques sur le climat des affaires.

*Universitaire au Canada

NB: Lire le Working paper du FMI, WP 20/167 (august 2020): «Tunisia Monetary Policy since the Arab Spring: The Fall of the Exchange Rate Anchor and Rise of Inflation Targeting». Le texte est accessible sur le site du FMI.

 

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