L’instrumentalisation de l’Histoire… en marche !

Par Faysal Cherif

 

Le souvenir du 20 mars 1956 nous appelle à revisiter notre histoire nationale en l’associant à son principal acteur, mais non le seul, Habib Bourguiba. Si, au fond, l’indépendance tunisienne fut la moins sanglante comparée à d’autres pays, à l’exemple de l’Algérie, c’est surtout grâce à Bourguiba qui a su mener les négociations vers une «paix des braves». «Traitre» criaient les youssefistes, «patriote», «pragmatique» et réaliste surenchérirent les destouriens. Aujourd’hui, la polémique atteint son paroxysme par ceux qui voient en Bourguiba le fondateur du régime absolutise et antidémocratique, alors que d’autres s’approprient son héritage et se revendiquent «destouriens». L’histoire est au cœur de la querelle et bizarrement, les historiens se taisent,les politiques l’instrumentalisent et la plient à leurs lectures subversives de part et d’autre.Quels sont les enjeux et où se situe exactement la vérité.

 

L’Indépendance

Il est vrai qu’en grande partie, Habib Bourguiba avait eu l’intelligence de récupérer le mouvement de guérilla engagé entre 1952 à 1954,autant dire que c’est par ce biais qu’il avait soustrait la légitimité historique de la lutte armée vers la classe politique . Il a pu ainsi mener les négociations à leurs termes en aboutissant à une indépendance en trois étapes : l’autonomie interne, l’indépendance politique et puis l’évacuation territoriale définitive. Remettre en question aujourd’hui les conventions signées avec la France reviendrait à émettre un doute sur tout le processus de l’Indépendance ; pure spéculation politicienne dira-t-on ! Car Habib Bourguiba était plus proche de l’Occident que des pays arabes. qu’il avait approchés. Au Caire, lors de son exil, il fut foncièrement déçu.

La formule «l’indépendance dans l’interdépendance» était la realpolitik entreprise par Bourguiba loin de tout populisme agitateur. Ses adversaires, les youssefistes en particulier, n’admettaient pas cette idée et plaidaient pour l’indépendance totale du Maghreb dans son entier. En fin de compte et bénéficiant à la fois d’une large assise populaire et d’un consensus avec les deux plus importantes composantes, l’UGTT et l’UTICA, il avait pu asseoir le pouvoir du parti destourien dans les premières élections de la Tunisie indépendante, le 25 mars 1956. Pendant les quinze mois du gouvernement «de l’Indépendance», dit aussi le «gouvernement Bourguiba», les structures aussi bien politiques qu’administratives de la Tunisie furent consolidées.

 

Qui a gouverné en Tunisie de 1956 à 1987 ?

Le Destour ou Bourguiba ?

Cette question est fondamentale dans la mesure où des hommes en 2014 se réclament de l’héritage destourien tout en reconnaissant le rôle historique de Bourguiba. Cet usage abusif de l’Histoire n’est qu’une supercherie. Car reconnaître le rôle historique du Destour dans la construction de la Tunisie serait occulterle pouvoir absolu qu’avait Bourguiba sur toutes les structures politiques du parti et du pays tout entier. N’était-il pas le président pourvu de quasiment tous les pouvoirs ?

Il est vrai que jusqu’à l’indépendance tunisienne le parti destourien menait un véritable programme politique et était un  vis-à-vis du colonisateur ; il incarnait les revendications légitimes de la quasimajorité du peuple tunisien. Le débat au sein du néo-Destour était une constante et des personnalités fortes avaient leur mot à dire, Salah Ben Youssef et Habib Thameur à titre d’exemple. Le bureau exécutif du néo-Destour jouait pleinement son rôle et les décisions se prenaient de façon collégiale.

Le programme du Destour, qui était alors la principale force politique en Tunisie, lui-même héritier du l’Archéo-Destour du Cheïkh Abdelaziz Thaalbi, revendiquait tout au plus l’indépendance et l’accès des Tunisiens à la liberté politique, civile et syndicale. Cette situation, Bourguiba, son parti et ses compagnons l’ont respectée même pendant la période de l’autonomie interne, car la Tunisie n’avait toujours pas acquis sa souveraineté, et possédait encore moins une Assemblée élue. La question de la séparation entre le parti et ses dirigeants a été soulevée après l’élection de l’Assemblée constituante le 25 mars 1956. Il faut dire que le 15 avril de la même année, on assista à la formation du premier gouvernement dit de «l’indépendance»qui vit le Destour prendre le pouvoir en main.

Tahar Belkhodja, dans Les trois décennies Bourguiba, avait bien décrit la personnalité de Bourguiba et son caractère par trop paternaliste, omnipotent, voire despotique. «Nous convenons tous que Bourguiba a accéléré la modernisation du pays. Il était, certes, obnubilé par son prestige et se considérait comme garant de l’autorité de l’État dans le cadre du système qu’il avait choisi pour la Tunisie, un souci qui fut une des grandes constantes de sa vie ; déjà, dans ses prisons et ses exils, il dévorait tous les livres qu’il pouvait trouver sur le sujet, de Montesquieu à Attaturk. Ainsi, était-il passionné par «son» pays dont il voulait atténuer le fatalisme et qu’il pensait faire sortir rapidement du sous-développement, en coopération étroite avec l’Occident» (p. 22). À dire vrai, dès le premier gouvernement de l’indépendance, le Destour se confondait avec Bourguiba. Mieux encore, Bourguiba incarnait et dirigeai le parti jusqu’à son éviction en 1987. La Constitution de 1959, les élections présidentielles à répétition jusqu’en 1974 et qui consacrèrent Bourguiba à vie, ne firent que renforcer l’idée du pouvoir d’un seul homme : le président et non le Parti.

 

Sous la présidence de Bourguiba il n’y avait pas de parti destourien !

Quelques personnalités fortes dans l’équipe de Bourguiba pouvaient élever la voix, dire non, lui prodiguer des conseils, à l’exemple de Hédi Nouira, Mongi Slim,etc. Mais la plupart étaient silencieux et ne recouraient quasiment jamais au bureau exécutif du PSD, ni à sa base, pour les consulter sur des choix à prendre pour la Tunisie. Jamais le parti n’est allé à l’encontre des choix de Bourguiba. C’est avec son aval que tous les choix étaient pris et exécutés et cette vérité est connue de tous.

Le Destour, en tant que parti politique, n’était au fond que le reflet des décisions et des choix de Bourguiba et de quelques personnalités influentes. Le Destour était une structure d’embrigadement, d’endoctrinement et tout son travail consistait à suivre les directives de son fondateur historique, Bourguiba. En clair, Le Destour était Bourguiba ! Les structures étant des plus totalitaires, surtout après le changement d’appellation en 1964 en devenant «le Parti socialiste destourien» ou PSD.

Aujourd’hui, se prétendre «héritiers du Destour» est à la fois une véritable escroquerie et une aberration de l’Histoire, car, jamais le Destour n’a existé en tant que structure politique indépendante et son programme n’était autre que le choix de son leader. Le Destour était Bourguiba !

 

Pourquoi se réclamer du Destour alors qu’il a quasiment cessé d’exister depuis 1956 ?

Je pose la question à ceux qui se proclament aujourd’hui destouriens : de quel Destour parlez-vous ? De celui d’avant 1956 ou de celui d’après ?

Cette appropriation de l’histoire qui, sur la forme, paraît se justifier par la continuité idéologique des valeurs du parti destourien, est démentie par les faits historiques. Car si le Destour, aussi bien celui de Thaalbi que celui de Bourguiba, avaient joué un rôle moteur dans la lutte pour l’émancipation de la Tunisie, ce même parti avait quasiment cessé d’exister au profit de son leader charismatique Habib Bourguiba. Ce que nous considérons aujourd’hui comme des œuvres pionnières qui ont mené la Tunisie sur la voie du progrès, ne sont au fond que la vision de Bourguiba pour «sa Tunisie.»

En Dans les différentes phases de l’histoire de la Tunisie entre 1956 à 1987, le dernier mot revenait à Bourguiba et ses proches conseillers. Le Destour, le parti-État ou l’État-parti, obéissait aveuglement aux ordres et aux consignes de son chef.

Dire que le Destour avait une vision et un projet pour la Tunisie serait fausser l’histoire, car s’il existait des grands choix entrepris par Bourguiba dès l’Indépendance, il n’existait pas de vision propre au Destour sur les mêmes questions. Il suffit, pour s’en convaincre, de voir les hésitations et les erreurs monumentales commises dans les choix économiques. Quelques ministres sous Bourguiba avaient une certaine latitude pour gérer leurs ministères ou entreprendre des choix, mais le véto du président et le limogeage en cas d’échec étaient la règle, le cas de Mohammed Mzali,lors de l’augmentation du prix du pain en 1983 en est un exemple des plus parlants.

 

Les arrivistes et les anéantis de l’Histoire

En voyant la manière dont plusieurs figures de proue du RCD se réclament aujourd’hui du Destour ou de l’héritage bourguibien, il convient de relever les remarques suivantes ::

La faillite intellectuelle des tenants et des défenseurs acharnés de cet héritage sans discernement entre Bourguiba et le Destour, tient à une faillite intellectuelle. Incapables de prendre le relais, d’innover, d’apporter une réflexion et une contribution qui ferait avancer la Tunisie, ils se contentent de faire du neuf avec du vieux. Cet accaparement de l’Histoire et de l’image emblématique de Bourguiba les rassure , mais n’apporte, au fond, aucune contribution politique nouvelle dont la Tunisie a grand besoin aujourd’hui.

La contribution de Bourguiba et du Destour a été certainement progressiste et a fait avancer la Tunisie de l’époque, mais l’Histoire ne revient pas sur ses pas. Personne des prétendus«enfants de Bourguiba» ou du Destour n’a effectué un travail de renouvellement. Ils se contentent de ruminer pèle-mêle cet héritage dont ils pensent qu’il les immunise, que c’est une sorte de bouclier qui cache leurs incapacité à innover. Bourguiba et le Destour n’étaient historiquement qu’un mode de gouvernance et non une idéologie ou un programme politique valable jusqu’à la fin des temps. Bourguiba est une icône de notre histoire, montrez-nous ce que vous êtes capables de donner à la Tunisie et cessez d’instrumentaliser son image !

Enfin, ce qui me chagrine en tant qu’historien, c’est de voir des personnes qui ont contribué sciemment à faire oublier Bourguiba sous Ben Ali alors qu’il était sous les verrous pendant treize ans et furent complices du pillage de la Tunisie par leur silence, se revendiquer de son héritage aujourd’hui, soit personnel soit de son parti. L’impunité et l’arrogance continuent, mais l’Histoire ne pardonnera pas !

F.C.

 

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