La crise économique et la détérioration continue de la situation économique constituent probablement les manifestations les plus importantes des difficultés de la transition économique dans notre pays. Ainsi, nous assistons à une dérive de nos grands équilibres économiques, à une fragilisation des dynamiques de croissance, à une baisse de la valeur du dinar, à une montée de l’inflation sans que nos politiques économiques soient en mesure de relancer la dynamique économique et d’échapper à la trappe des pays intermédiaires dans laquelle nous nous trouvons depuis plusieurs années.
Cette crise économique et ses différentes manifestations et composantes ont fait l’objet d’un grand nombre d’études et de travaux pour en comprendre les ressorts et définir les moyens pour en sortir. Mais, la question de l’investissement reste le parent pauvre de cette réflexion en dépit de son importance dans la dynamique économique. Pourtant, le constat est établi depuis plusieurs années sur la panne de l’investissement et l’attentisme dans lequel se trouvent les investisseurs face à l’incertitude et à l’instabilité croissante de notre pays. Et, de mon point de vue, les pouvoirs publics n’ont pas accordé à cette question toute son importance dans leurs choix stratégiques, ainsi que dans leurs politiques en s’interrogeant sur les conséquences de cette panne pour la dynamique économique et la nature de notre croissance au cours des dernières années.
Le recul et la panne de l’investissement ont laissé la place libre à la consommation qui est devenue la locomotive de notre économie au cours des dernières années, particulièrement avec la croissance rapide de la masse salariale. Cette situation a été à l’origine d’un accroissement rapide de la demande de consommation dans un contexte de baisse de l’offre du fait de la panne de l’investissement. Ce déséquilibre entre l’offre et la demande a été à l’origine d’une explosion des importations et d’un accroissement sans précédent de notre déficit commercial. En même temps, la crise de l’investissement a été à l’origine d’une baisse des recettes de l’Etat.
L’investissement joue un rôle stratégique dans les dynamiques économiques. Il est non seulement le garant des grands équilibres macroéconomiques mais il est également le moteur des grandes transformations structurelles des économies modernes. La panne de l’investissement explique largement la fragilité de la croissance et ses déséquilibres au cours des années post-révolution.
Mais, la question qui se pose est de connaître les raisons profondes de cette baisse et de la fragilité des dynamiques d’investissement dans notre pays. Qu’est-ce qui explique l’attentisme des investisseurs et leur aversion à prendre le risque et à s’engager dans cette aventure ?
Certes, il existe quelques études pour répondre, mais elles sont rares et parfois incomplètes, ce qui explique l’incapacité des politiques publiques à redresser la barre, à relancer l’investissement et à sortir les investisseurs de leur torpeur. Parmi ces rapports, il faut souligner celui préparé annuellement par le cabinet Ernest and Young intitulé « Baromètre des entreprises en Tunisie ». Il s’agit d’une importante enquête effectuée auprès de 264 entreprises qui emploient 151 000 employés et représentent un chiffre d’affaires de 31 milliards de dinars. Ces entreprises couvrent un large échantillon des petites aux grandes entreprises et interviennent dans un large panel de secteurs économiques, des services à l’industrie.
La lecture du Baromètre 2019 est très utile pour comprendre la panne de l’investissement dans notre pays. On peut en retenir trois points. Le premier concerne l’accroissement de l’inquiétude et l’appréhension des chefs d’entreprises. Cette enquête révèle que 93% d’entre eux considèrent que la situation politique a été mauvaise en 2018. Cette part est en progression par rapport à l’année 2017 dans la mesure où il n’a été que de 88%. Cette inquiétude ne faiblira pas au cours de l’année en cours et près de 51% s’attendent à une plus grande détérioration.
L’inquiétude des chefs d’entreprises ne se limite pas à la situation politique mais concerne également la situation économique. En dépit d’une légère amélioration de leur appréciation de la situation économique par rapport à l’année passée, une grande majorité de nos entrepreneurs (89%) considèrent que la situation économique n’a pas été bonne au cours de l’année 2018 et une majorité d’entre eux (80%) pensent qu’elle ne risque pas de s’améliorer au cours de l’année en cours.
Mais, la plus importante inquiétude des chefs d’entreprises provient de la fragilité croissante de leurs entreprises et de leur capacité à résister à la détérioration de la situation économique. A ce niveau, le rapport avance un chiffre alarmant indiquant que 58% d’entre eux estiment que leurs entreprises seront menacées au cours des deux prochaines années. Il s’agit d’un résultat en nette progression par rapport à l’année 2015 où seulement 25% des chefs d’entreprises estimaient que leurs entreprises étaient menacées au cours des deux années suivantes. Ce chiffre sonne comme un cri d’alarme devant la détérioration du contexte économique et la crise sans précédent que nous traversons.
Le second point concerne l’impact de ces peurs et de ces inquiétudes sur l’activité des entreprises, et particulièrement sur leurs investissements. Ainsi, 35% des entreprises n’ont pas connu une évolution positive de leurs chiffres d’affaires au cours de l’année 2018 alors qu’elles n’étaient que 60% en 2017. La détérioration de la situation politique et économique aura des effets négatifs sur les investissements des entreprises et seulement 35% d’entre elles envisagent d’effectuer des investissements au cours de l’année en cours alors qu’elles étaient 48% en 2017. Cette aversion au risque est à l’origine de la panne de l’investissement qui est passé de 24,6% du PIB en 2010 à 18% en 2017.
Le troisième résultat plus positif dans ce baromètre concerne les résultats des nouveaux secteurs, notamment les nouvelles technologies, la construction mécanique et électrique et les secteurs exportateurs. Ces secteurs ont connu une évolution positive et 42% des entreprises dans ce secteur ont enregistré une progression de leurs chiffres d’affaires au cours de l’année passée. Ainsi, 59% des entreprises s’attendent à une amélioration de leurs chiffres d’affaires au cours de l’année en cours et 48% d’entre-elles envisagent d’effectuer de nouveaux investissements.
Le « Baromètre 2019 des entreprises en Tunisie » de EY vient s’ajouter à une série d’études et de rapports qui montrent une grave détérioration de la situation économique au cours des derniers mois. Cette situation exige une plus grande mobilisation des pouvoirs publics et des différents acteurs économiques afin de sortir de cette crise et d’ouvrir les horizons à une nouvelle expérience et la transition vers un nouveau modèle de développement.