L’Islam politique au pouvoir : Quels bilans, quels avenirs ?

Il y a presqu’un an, le président islamiste égyptien Morsi est destitué, au bout d’un an de son mandat, par l’armée égyptienne. En Tunisie, Ennahdha, le parti islamiste a fini, au bout de deux ans de crises par quitter le gouvernement et, en Turquie, corruption et scandales à répétition fragilisent l’AKP, le parti islamiste turc. Vingt ans après l’Algérie, certains pays arabes ont changé de régime presque au même moment et tous ont choisi de tenter l’expérience islamiste. Qu’est-ce qui aurait incité ce tournant ? Quel en est l’aboutissement et le bilan ?

 

Président de séance, Hassan Arfaoui, Directeur de rédaction du magazine Réalités, a souligné le parallélisme existant entre l’expérience algérienne et l’expérience égyptienne « Dans les années 90, les Algériens ont inauguré une expérience démocratique transparente qui a vu les islamistes algériens triompher, le (FIS) Front islamique du Salut a commis des erreurs et suscité des craintes auprès d’une bonne part d’Algériens parce qu’il a donné l’impression de s’attaquer à l’État algérien et à l’Islam algérien en essayant d’imposer en un Islam d’importation. Le processus a été interrompu et il fallait attendre 22 ans pour qu’en Égypte on assiste à une expérience à peu près similaire ; les Frères musulmans égyptiens triomphent dans les élections qui ont suivi la révolution. Ils commettent des erreurs, suscitent une large protestation populaire qui offre à l’armée le prétexte d’évincer les islamistes du pouvoir et revenir au  devant de la scène politique. »

Une similitude entre les expériences tunisienne et turque ont aussi été mise en évidence par Hassan Arfaoui « quelles que soient les similitudes entre ces deux expériences algérienne et égyptienne, en Tunisie, l’islamisme en a profité pour évoluer et s’adapter et représente jusqu’à maintenant un modèle qui a réussi en contexte arabe. Il a entamé une révision de ses fondements politiques et idéologiques. Peut rapprocher ce qui s’est passé en Turquie et en Tunisie ? Pourquoi a-t-on pu enregistrer des succès dans ces deux pays ? Est-ce parce que le contexte local, séculier dans les deux pays (kémaliste et bourguibiste) a favorisé ces évolutions positives ? Quelles similitudes et quelles différenciations peut-on relever dans les toutes les expériences des islamistes face aux pouvoir et aux transitions démocratiques ? », s’est interrogé M. Arfaoui en passant la parole aux intervenants.

 

Les partis islamistes de la clandestinité au pouvoir

Les sociétés nord africaines et du Moyen-Orient ont adopté au lendemain de l’indépendance des modèles socio-économiques proposés par les nationalistes. Le malaise entre un modernisme européen importé et les sociétés locales s’est vite installé. L’Algérie a alors été dans les années 80 le premier à opter pour une nouvelle expérience : l’islamisme. Le FIS remporte alors les élections, mais paradoxalement, la société a vite appréhendé le modèle sociétal qu’il apportait et le processus fut rompu. Le choix islamiste de l’époque a été fait dans l’espoir que les valeurs islamiques dans la gestion de l’État puissent apporter plus de transparence et lutter contre la corruption. Les femmes, les minorités, les intellectuels, les artistes etc. menacés dans leurs droits ont tenté de contrecarrer le projet sociétal. Le chaos et les violences ont fini par légitimer une intervention de l’armée et la guerre civile sanglante a alors déchiré l’Algérie pendant une décennie.

Louis Martinez, docteur en sciences politiques et chercheur explique dans son intervention le succès de « l’offre politique islamiste » dans les années 80 « Il faut expliquer le succès sociétal et politique des partis islamistes avant d’engager le débat sur leur efficacité. On constate que dans les années 70, il y a eu un essoufflement considérable des nationalistes dans le développement des États après l’indépendance. En Algérie de Boumediene, on croyait pouvoir acheter la modernité. On va constater dans les années 80 que cette modernité n’est pas au rendez-vous parce que sur le plan institutionnel, économique, sociétal, la situation était chaotique. Cela fait le succès d’une politique alternative et qui était l’offre islamiste. Les islamistes vont considérer qu’il ne s’agit pas d’acheter la modernité mais il s’agit de se rapprocher le plus possible des valeurs d’un Islam authentique, rendre plus cohérent les sociétés d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient en général. Cette offre politique islamiste va surprendre parce qu’une construction purement idéologique pour ne pas dire intellectuelle peut devenir progressivement populaire. Il ne faut pas oublier cela qu’est-ce qui s’est passé entre le moment où les idéologues, les intellectuels vont élaborer l’alternative au projet nationaliste et le moment où une partie de la société va s’approprier ce modèle là ? Je pense que les islamistes vont participer « à la modernisation des sociétés et des États en Afrique du Nord ». Ils vont obliger pour ne pas dire contraindre les élites post-indépendantes à considérer que la structure institutionnelle mise en place souvent arbitraire et autoritaire n’est pas adaptée ou n’est plus adaptée aux transformations des sociétés que l’Afrique du Nord et du Moyen Orient ont connu d’où le fait qu’ils vont à l’inverse des traditionnalistes ou des Oulama, exiger une intégration dans le champs politique.

Que les partis islamistes échouent d’une manière ou d’une autre à la tête de l’État, n’empêche que leur offre trouve toujours oreille auprès de la population. Le traumatisme algérien n’a d’ailleurs pas empêché la montée, vingt ans après, de partis islamistes en Tunisie, en Égypte, en Libye et au Maroc. Réseaux de communication, ciblage de la population marginalisée, message bien véhiculé, les islamistes maîtrisent l’art de la conviction de la masse. Aussi, l’adaptation de leur message aux attentes des populations du 21e siècle, prouve leur capacité à sonder la masse et à répondre à leurs angoisses. Il y a vingt ans, la charia était au cœur des offres islamistes, aujourd’hui, ils ciblent l’identité et la culture dans un contexte de malaise social de population se sentant englobée par la mondialisation, menacée dans leur identité et « écrasée » par un Occident beaucoup plus développé et menant des croisades selon l’expression de George Bush Junior au cœur du Moyen-Orient.

 

L’échec des islamistes au pouvoir

La montée des islamistes dans plusieurs pays arabes s’est vite soldée par un échec et a connu une fin rapide : destitution en Égypte, démission en Tunisie, guerre civile en Libye. Une fois élus, les islamistes se sont plus concentrés sur leurs propres projets et intérêts que sur la gestion des affaires de l’État ou encore sur la résolution des crises socio-économiques. Ils se sont montrés assez flou en matière des libertés et des droits qu’ils ont fini par susciter l’appréhension chez plusieurs franges de la société. Leurs relations ambigües avec l’Occident a achevé de rendre méfiants à leurs égards les peuples qu’ils auraient gouvernés.

Khaled Chouket, docteur en politique et journaliste a parlé dans son discours des problèmes ayant mis fin à l’expérience islamiste à la tête de l’État « Soulignons que la différence entre l’expérience des islamistes au pouvoir en Égypte et en Tunisie est seulement dans les résultats ou dans les fins. Mais je crois que les deux expériences sont similaires. En Tunisie la fin choisie par Ennahdha avait plus de bien que de mal. L’expérience des islamistes au pouvoir s’est retrouvé devant trois problèmes  ayant mis fin à l’expérience d’une façon plus rapide que l’auraient cru les observateurs qui ont cru qu’on entamait après les élections l’ère des islamistes qui seront au pouvoir pour des décennies.  Le résultat était tout autre et l’expérience a pris fin en Égypte au bout d’un an du mandat du président Morsi et en deux ans en Tunisie. Le premier problème rencontré était avec la Révolution qui était un événement ayant un grand poids politique, qui était aussi sans guide ni programme et avait constitué une surprise. À la réussite des islamistes et peut-être même avant, ils ont commencé à changer les faits selon leur vision, ont essayé de démontrer la révolution comme un aboutissement à leur militantisme du passé. Ils ont adopté une équation qui n’a pas été accepté par les autres forces politiques : qu’il y ait une révolution et une contre-révolution. Dans cette équation, les islamistes représentent la révolution et leurs alliés faisant face à une contre révolution menée par les partisans de l’ancien régime. Cette division a été une tentative pour s’approprier un évènement auquel ils n’ont pas participé. Les mouvements islamistes ne sont pas révolutionnaires, ils appartiennent aux écoles de réforme et non radicales et révolutionnaires et c’est pour cela que la tentative de s’approprier la Révolution a échoué et a agrandi le camp de l’opposition. Le deuxième problème est apparu avec l’État. Ils se sont montré après leur victoire avides de partager un butin et que l’État était ce butin. Le troisième problème est avec la société. Ils sont apparus comme porteurs d’un projet de société opposé et différent suscitant la peur chez plusieurs classes sociales se sentant menacées par rapport à leurs droits. Les femmes par exemple étaient les plus féroces dans leur opposition à cause de la menace de leurs droits. En contrepartie, les islamistes ont eu des positions qui n’étaient pas claires en ce qui s’y rapportent et aussi en ce qui se rapporte à l’art et aux libertés.

 

L’islamisme et l’espoir populaire de lutte contre la corruption

Ce n’est pas seulement pour des raisons identitaires que l’islamisme a pu accéder au pouvoir. Le lien entre religiosité ou piété et « mains propres » a été établi par les électeurs appartenant à des pays dont les régimes, outre dictateurs, ont été profondément corrompus. L’espoir de se voir gouverner par des personnes qui sauraient gérer en toute honnêteté les deniers de l’État et s’abstenir de s’y servir, a motivé les votes.

Abdewahab Hani, fondateur et secrétaire général du parti Al Majed met ces deux motivations en évidence lors de son intervention « La victimisation est l’une des raisons de la montée des islamistes au pouvoir. Ils ont souffert, tout, comme les autres mouvements d’opposition, de l’ancien régime ceci a été l’une des raisons de leur arrivée au pouvoir. Le deuxième point est lié à la Révolution elle-même et au besoin des populations de gens « propres » qui ne vont pas voler les deniers publics et qui sauront gérer l’argent public, la corruption étant perçue comme le premier danger car l’ancien régime n’était pas seulement une dictature, mais aussi une dictature mafieuse. La répression de l’ancien régime a été dénoncée par l’élite, mais pas par le peuple qui dénonçait plutôt la corruption.

Le troisième élément ayant motivé les votes en Tunisie pour les Islamistes était le choix d’une constituante revenant sur les fondamentaux et allant définir les piliers du vivre ensemble et parmi eux l’identité. On a alors donné aux islamistes la possibilité d’être la grande force car on allait parler d’identité avant même de parler de constitution au sein de la constituante. Dans notre imaginaire et dans toutes les constitutions du monde la première question est l’identité.Ces trois éléments ont permis aux Islamistes d’être en tête des scrutins notamment en Tunisie. Tout ce qu’a souligné Louis Martinez a joué dans leur victoire : l’organisation, beaucoup d’argent aussi est venu de l’extérieur mais aussi de l’intérieur. Une partie du capital est conservatrice voulant soutenir un mouvement conservateur. On ne peut comparer le bilan qu’à cette attente. Qu’est-ce qu’attendait le peuple des Islamistes au pouvoir ? Premièrement, une moralisation de la vie publique parce que la corruption du régime de Ben Ali n’était pas seulement une corruption financière, matérielle, c’était la corruption des mœurs aussi. Les Islamistes n’ont rien fait pour moraliser la vie publique au contraire ils ont continué exactement dans la même lancée. Ils n’ont pas opéré la Révolution tant attendue par le peuple ; cette rupture avec les mœurs de la dictature, au contraire ils ont exactement fait la même chose. Deuxièmement, on a vu une sorte de comportement tragique qui est de considérer le pouvoir comme une sorte de butin de guerre. ce qui a fait que l’état s’est effondré parce que la nomination d’incompétents à la tête des ministères  entraîne un échec cuisant. Sur ce point là aussi concernant l’organisation de la vie publique, ont fait l’inverse de ce que dit la tradition islamique à savoir l’homme qu’il faut à la place qu’il faut. Du coup, les islamistes ont participé à l’extinction de tout cet enthousiasme créé et engendré par la Révolution.

Le rapport entre islamistes politiques et salafistes, a aussitôt été nuancé par Hassan Arfaoui qui a expliqué « Il faut peut être dire à la décharge des islamistes qu’ils pensaient domestiquer le salafisme et en faire un allié, mais ils se sont rendus compte que ce salafisme là n’était pas un islamisme de gouvernement mais un projet qui était différent du leur et cela les a emmenés à les déclarer Ansar Acharia organisation terroriste. Il y a donc des évolutions et il faut savoir les reconnaître ».

 

L’islamisme en Iran

« L’expérience iranienne est très importante pour le développement des mouvements islamistes du monde arabe » souligne Hassan Arfaoui « Parce que l’avènement de la révolution iranienne a changé les mouvements islamistes dans le monde arabe. De partis politiques classiques plutôt réactionnaires, ils  ont commencé à adopter une démarche révolutionnaire inspirés de la lecture nouvelle du Coran qui islamise des concepts auparavant réservés à la gauche, tels que Mustadh’afîn (pour prolétaires et opprimés) ou Istikbâr ‘alamî (pour impérialisme), etc. »

Mme Nadhari Shalou parle dans son intervention de l’évolution de la révolution iranienne, son aboutissement islamique et la réalité des femmes en Iran

« Pourquoi parlons-nous de démocratie ? Le mot a existé depuis des millions d’années et des sociétés ont fleuri aux temps glorieux de la démocratie. Pourquoi en parler aujourd’hui ? Car elle permet à tout le monde d’émerger à la surface et aujourd’hui, sur le plan international, il y a la disponibilité des ressources. Aujourd’hui, nous parlons d’une lutte ou compétition des talents et les pays qui peuvent mettre leur compétence peuvent devenir une puissance. Le deuxième préjugé est que la démocratie impose les règles de la majorité or dans une démocratie réelle, il faut protéger la minorité et ses droits. Le troisième point se rapportant à la démocratie est que la manière avec laquelle on arrive au pouvoir n’est pas aussi importante que la manière avec laquelle on quitte.  La Turquie est une démocratie mais je ne sais pas comment Erdogan quittera le pouvoir. Même si Erdogan et le parti islamiste turc sont arrivés au pouvoir à partir d’un processus démocratique, on ne sait pas comment ils vont quitter. Il faut quitter dans un processus pacifiste permettant à d’autres d’y accéder. La révolution iranienne a été une averse pour les islamistes et ils ont été les premiers à s’impliquer dans la politique, mais d’une manière excluant les groupes laïcs ayant milité contre le chah. Khomeini a détourné la révolution. L’Iran est une démocratie et une dictature au même temps, les Iraniens vont aux urnes et votent et il y a eu un débat politique très surprenant avec un haut niveau de critique, meilleur que le débat politique aux USA. Mais en Iran, il existe un grand taux d’exclusion de la vie politique de personnes pouvant voter mais non pas se présenter comme les femmes et les minorités religieuses. La plupart des islamistes qui arrivent au pouvoir finissent par étudier les limites à établir pour les femmes et quoi choisir pour elles alors qu’il y a un grand travail à faire pour lutter contre la corruption et les islamistes le laissent de côté. Dans une étude de l’existence « de préceptes de l’Islam » dans la gouvernance et touchant 208 États, il s’est avéré que tous les pays qui font partie de l’organisation islamique ne sont pas dans le classement que les pays scandinaves sont au sommet du classement car ils travaillent avec l’esprit de l’Islam. Les révolutions ont eu lieu car les populations voulaient résister à la corruption, Or aujourd’hui, Transparence internationale mesurant l’indicateur de la corruption après le printemps arabe a noté son augmentation dans les pays du printemps arabe.

 

La perception de l’islamisme par la communauté européenne

Isabel Schäfer, politologue et chercheuse décrypte les réactions de l’Europe face au printemps arabe et à l’ascension des Islamistes au pouvoir. 

« Les bouleversements politiques dans le monde arabe et notamment le processus de transition en Tunisie est toujours considéré comme un modèle à suivre et continue à intéresser non seulement la classe politique mais aussi les opinions publiques européennes. Les réactions en Europe à l’égard de l’accès au pouvoir par les Islamistes ont été très mitigées dans certains pays, allant de la surprise d’abord, en passant par la déception jusqu’à la curiosité ou la méfiance.

En ce qui concerne les réactions et les perceptions en Europe du printemps arabe en général, mais aussi de l’Islamisme politique au pouvoir en particulier, d’une perspective européenne on observe surtout la multiplication des acteurs émergents sur la scène politique, la diversification de la scène politique, la nouvelle dynamique au sein des sociétés, la gestion des conflits politiques mais aussi la présence accrue d’autres acteurs internationaux ou bien régionaux et leur influence croissante dans la région, comme les États du Golfe, mais aussi la Chine ou la Russie. Les objectifs de l’Union Européenne restent toujours les mêmes du printemps arabe : un voisinage stable, la paix et la prospérité, des interlocuteurs fiables, le respect de l’État, les Droits de l’Homme, un développement durable, la lutte contre la corruption, des relations économiques et commerciales stables et intenses et une collaboration intensifiée en matière de sécurité, immigration et société civile. Afin de contribuer à la réalisation de ces objectifs, l’Union Européenne a proposé tout un éventail de nouveaux et anciens instruments et programmes, partenariats socio-économique, les fameux trois M : money, market et mobility, le développement du libre échange, la création d’un poste d’un envoyé spécial etc. Mais on peut finalement constater que les réactions de l’Union Européenne ont été seulement techniques et pragmatiques et qu’il manque toujours une vision politique ou une réflexion stratégique d’une politique étrangère commune à suivre dans le moyen et le long terme, d’ailleurs, dans tous ses programmes, l’Islam politique n’est pas mentionné. »

Hajer Ajroudi

 

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