D’aucuns ont rapporté que le grand poète Noureddine Sammoud a commenté les œuvres poétiques de Midani Ben Salah en ces termes : «C’est une poésie de bédouins et de campagnards.» Ces propos parviennent à l’auteur de « Kortou ommi» (la boucle de ma mère) qui pique une colère bleue et devient fou furieux. Il écrit, derechef, à Noureddine Sammoud exprimant sa désapprobation et exigeant des explications. Noureddine Sammoud nie avoir tenu de tels propos, mais la colère de son vis-à-vis ne désarme pas. Midani estime qu’une telle vision péjorative de son œuvre, ne vise qu’à l’amoindrir et à l’exclure totalement de la scène littéraire.
C’était au début des années quatre-vingts. J’étais jeune rédacteur en chef des pages culturelles de l’hebdomadaire arabophone «Biladi». Dans un article brûlant, j’ai posé la question suivante : pour quelle raison Midani Ben Salah s’est-il senti si blessé et a-t-il tant pesté contre de telles allégations ?
Il se pourrait qu’il fût plus informé que moi des partis pris qui sous-tendraient de tels propos, à supposer qu’ils aient été proférés réellement. Mais ce que je n’arrivais pas à comprendre, c’est que lui-même avait commenté la poésie de Souilmi Boujemaa qui réside à Paris, en disant : «C’est l’errance d’un campagnard vivant à Paris». Cette phrase est parvenue à l’époque, par les mêmes voies usuelles, à Souilmi, mais il ne s’est pas mis en colère, du moins publiquement. Souilmi Boujemaa aurait peut-être vu dans cet avis une simple appréciation critique, contrairement à Midani Ben Salah qui y a senti l’odeur de la conspiration. Il se peut également que l’esprit de Souilmi Boujemaa soit plus tolérant que celui de Midani Ben Salah. La différence de leurs appréciations relève donc d’une question purement subjective. Quant à moi, j’ai trouvé les deux commentaires d’une originalité stimulante et d’une profondeur passionnante. L’expression «poésie rurale» m’a renvoyé aux études menées par quelques sociologues qui ont conclu que la campagne enrichissait l’imaginaire de ses résidents et aiguisait beaucoup mieux leur imagination. C’est la fascination qui éveille l’acuité aiguë, et c’est l’errance qui exige l’attachement aux choses infimes. Je me suis rappelé ainsi les génies de la littérature, me rendant compte que les plus célèbres d’entre eux proviennent de la campagne ou s’y sont réfugiés. René Char, l’un des plus grands poètes français contemporains, a refusé de fouler le sol de Paris ou d’une autre ville. Hemingway aimait beaucoup la vie sauvage, vagabondait dans les villages de Cuba et y consacrait tout son temps.
En Tunisie, les écrivains les plus importants sont issus des profondeurs des régions intérieures et la ville qui les a abrités n’a pu leur faire oublier leur appartenance. Abou el Kacem Chebbi, Mustapha et Béchir Khraief, Mnaouer Smadeh, Laroussi Metoui. Rached Hamzaoui, Abdelkader Belhadj Nasser… tous sans exception, sont des villageois. En outre, les écrivains les plus doués de la génération actuelle, Habib Selmi, Tahar Bekri, Emna Rmili, Amel Mokhtar, Moncef Louhaybi… qui ont élu domicile respectivement à Paris, Sousse, Tunis et Kairouan, sont originaires de la province. Chaque créateur aspire toujours à dépasser son cadre local pour voler haut et loin. Il se peut que Midani Ben Salah ait vu dans les propos attribués à Noureddine Sammoud une limitation de son horizon et de son rayonnement, ou peut-être une classification géographique semblable aux classifications qui emplissaient le paysage littéraire depuis les années soixante, comme «poètes des mines», «écrivains immigrés», «poètes de Kairouan». Selon les dénominations citées, il avait, peut-être, raison de protester. Mais l’appellation «littérature rurale» référait à la spécificité des «écrivains ruraux» et à leur capacité d’assimiler les particularités des villes d’accueil. Ainsi, elle serait hautement justifiée et significative.
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