Au XVIIe sommet de la Francophonie, Emmanuel Macron dit à Béji Caïd Essebsi : « Ne cédez pas, ne cédez rien dans votre combat contre l’obscurantisme ». A l’audition de pareille injonction, les réformistes applaudissent et les islamistes maudissent. Le 12 octobre, à El Manar, mes informateurs, pour la plupart commerçants, croyants et pratiquants, répondent aux questions par des variations autour de cette formulation : « Je l’ai entendu. De quoi se mêle-t-il ?
Ce pays n’est plus sa colonie. L’obscurantisme, c’est lui et ceux qui l’apprécient, les impies ». Ainsi réagit Hédi Békri, marchand de fruits. Son frère Maher, les deux buralistes Tawfik Garfi et Slah Mokadmi, outre l’épicier Youssef Zemzmi ou Mounir Wild 3am Ahmed, l’ancien garde-corps de Ben Ali, énoncent la même prise de position. Selon le cheikh Rached Ghannouchi aussi, les partisans de l’œuvre bourguibienne visiteront la géhenne. L’adroit surfeur politique sur la religion islamique mise, avant tout, sur les mosquées, les cercles à débats œcuméniques, les koutabs et les écoles coraniques pour l’emporter au plan de l’hégémonie culturelle avec ou sans « ligues de protection de la révolution, milices paramilitaires » si peu secrètes. Les dire « nos enfants » et « partie de la société civile » suffit à lever le voile sur le coup de force éventuel au cas où le masque dénommé « consensus » tomberait. Déjà, peu avant le coup d’Etat nocturne de l’usurpateur, Hamma Hammami avertissait les autorités au sujet de l’islamisme armé qui, lui aussi, préparait le putch.
Plus tard, quand les sbires de Ben Ali vinrent emporter Mohamed Sayeh chez lui, de nuit, sa première pensée fut : « C’est un coup d’Etat islamiste ». Hé non ! Ce fut un coup d’Etat planifié par un militaire venu de sa caserne et choisi par Bourguiba qui le regrettera. De même, quand Abou Iyadh, encerclé par les policiers, quittera la mosquée, le ministre de l’Intérieur prétendit éviter un bain de sang tant les espèces de frères musulmans ne manquent jamais d’armes.
Aujourd’hui, l’armée secrète a donc partie liée avec un secret de Polichinelle.
Pourtant, monopoliser l’usage légitime de la force définit l’Etat et Max Weber le dira.
Campé sur les hauteurs d’une société à double vision du monde, le cheikh Rached Ghannouchi n’est pas né de la dernière pluie. Il scrute et conforte la sourde opposition religieuse à la saga de Bourguiba. Lui aussi engagé dans le même dédale sociétal, ce leader charismatique fut et demeure porteur d’une idéologie en avance sur la structure sociale. Dès l’aube de l’indépendance nationale, un référendum aurait désavoué le CSP. Selon les témoins de l’extraordinaire épopée réformatrice, tel Ben Salah, Bourguiba savait bel et bien cela.
Dans ces conditions le tenant du militantisme peut incriminer l’obscurantisme. Cependant, le muni de la boîte à outils, au premier rang desquels figure la distance critique requise par le ton de l’analyse, commence par observer l’état des lieux avant de crier au feu. Le baratin appartient aux politiciens. Or, pour les fourrés dans le sac de l’obscurantisme, le bourguibisme est un satanisme .
Personnage politique et donc homme d’action, par définition, Macron prend, à juste titre, position. Mais s’il avait stigmatisé les bataillons de « l’obscurantisme » là où chacun sait, il aurait été caillassé. Pourquoi ?
Pour tous les genres d’islamistes, fussent-ils patients, tel Ghannouchi, ou impatients à la façon d’Abou Iyadh, l’emploi du terme « obscurantisme » remet en question la religion et non pas une certaine interprétation de la conviction. L’anthropologue britannique Radcliffe Brown répond donc à la question du pourquoi Macron n’aurait pas été, partout, approuvé. Car, d’une part « il est hors de doute que l’histoire des religions est, en grande partie, l’histoire de l’erreur et de l’illusion ».
D’autre part « toute religion, de même que la morale et le droit, est une partie importante et même essentielle du mécanisme social qui permet aux êtres humains de vivre ensemble ». De sorte que « la fonction sociale de la religion est indépendante de sa vérité ou de son erreur.
Sans ces religions fausses, l’évolution sociale et le développement de la civilisation moderne auraient été impossibles ».
Au vu de ce paradoxe à double sens, la compétition outrepasse la validité intrinsèque de la charia et de l’Etat civil. Le groupe-à-distance apte à imposer sa vision du monde par la persuasion ou la force, fabriquera la société profonde.
Chacun des clans, mis en présence, prétend détenir la vérité à l’instant même où il impute l’erreur à son adversaire. Pour les interviewés, Macron, Béji et leurs légions incarnent l’obscurité. Cette lutte à mort explique pourquoi une armée clandestine, ou secrète, aurait à croiser le fer avec l’armée dite régulière. Mohamed et Mhamed Ben Salah, le frère du super-ministre, me le disaient : « Un parti sans milice avance au bord du précipice ». Les islamistes en ont tiré la grande leçon mais la flopée de partis nés de la Révolution ignore cet enseignement. Voilà pourquoi ils aboient et tremblent de peur face à Ennahdha. Les ténors de celle-ci redoublent de clarté contre les parleurs d’obscurité. Ils disent « nil3ab wallan7arrame. Ou bien nous sommes inclus dans le jeu politique ou alors adviendra la guerre civile à vos risques et périls. Hamma, le naïf, n’a pas d’armée secrète.
Il réclame une protection dont peuvent se passer d’autres concurrents. Il est donc inutile d’aller chercher des preuves ailleurs, sans jeter un coup d’œil aux leçons données par le passage de l’incarcération à la revanche contre l’oppression. Autant chercher midi à 14 heures pour savoir qui a canardé Belaïd et Brahmi. Salmane aussi garde, au début, le silence radio avant de songer à quelques fusibles pour l’instant inaudibles. Trump fait mine de le croire, car il a besoin d’un surcroît de pétrole saoudien pour mieux boycotter le pétrole iranien.
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